La Pierre angulaire
grâce contraire à ses principes – le jeune homme voulait à tout prix porter dès son noviciat le nom d’Ernaut, bien que ce ne fut pas son vrai nom, c’était, disait-il « en souvenir d’un frère qu’il avait perdu et envers lequel il avait eu des torts graves ». En voyant sa demande repoussée, il était tombé dans une telle tristesse que l’abbé avait fini par céder.
Cet homme voulait se consacrer à Dieu pour expier un crime, involontaire il est vrai, mais grave, puisque c’était un parricide. Mais il n’avait pas le moins du monde l’air d’un pénitent. C’était un garçon d’humeur égale, et même assez porté au rire et prenant toujours les choses du bon côté. Le maître des novices, qui le surveillait de près, lui reprochait ses allures un peu mondaines ; le jeune homme était de famille noble et riche. Mais il fallait bien reconnaître qu’on ne pouvait déceler chez lui ni vanité ni légèreté et que, malgré sa santé douteuse, c’était un excellent travailleur, il avait passé dans l’enfance par un dressage si dur qu’il était apte à tous les ouvrages, grâce à sa souplesse d’esprit et à son agilité naturelle.
Il savait écrire et calculer ; au début, on l’avait employé à faire des comptes ; mais un jour le prieur le trouva endormi, la tête sur le pupitre et l’encre renversée sur ses cheveux. Par punition, il fut envoyé en forêt, à l’abattage des arbres ; là, du moins, il ne risquait pas de s’endormir, et il s’y montra d’une habileté telle qu’il put bientôt diriger le travail et le faire avancer plus vite que ne le faisait frère André, frère convers et bûcheron de son métier. « Le métier des armes est chose mauvaise en soi, pensait le maître des novices, frère Izembard, mais il a ceci de bon qu’il prépare un homme à la discipline du couvent. Voilà un garçon dont je n’aurais pas donné deux sous s’il était né bourgeois ; mais tel qu’il est, il a l’obéissance dans le sang et sait se faire obéir quand il faut. » Et il ne pouvait oublier le sourire de reconnaissance et de joie enfantine qui avait éclairé ce beau visage maigre et large, le jour où le jeune homme s’était vu pour la première fois appelé frère Ernaut. « Comme il est encore attaché aux vanités du monde, avait pensé frère Izembard, mais on ne peut trop demander à un débutant. S’il aimait son frère, il saura peut-être aimer Dieu. »
Il ne savait pas qu’Haguenier était encore bien plus pris par les vanités du siècle qu’il ne croyait : car il n’avait pas osé dire que son frère s’était pendu, et avait fait ce mensonge par omission dans l’espoir que de cette façon on prierait au couvent pour l’âme du mort. C’était tromper Dieu, pourtant. Il le savait, mais dans sa piété trop ardente il s’imaginait en savoir assez long lui-même sur la bonté de Dieu. Dieu ne pouvait pas vouloir damner Ernaut.
Il aimait sa nouvelle vie. Bien sûr, cela ne l’empêchait pas de maudire le prieur, l’abbé, le couvent et la règle chaque fois qu’il fallait se lever la nuit pour les vigiles, – c’était là sa plus grande tentation. Mais sur le chemin du dortoir à la chapelle, au son mesuré de la petite cloche, il retrouvait ses esprits, et jamais on ne le voyait bâiller ni se frotter les yeux aux offices. Les voix des frères, quelque peu lentes et enrouées au début, s’éclaircissaient, s’amplifiaient et, comme se donnant de la force les unes aux autres, finissaient par emporter tout : sommeil, fatigue et pensée ; car il y avait là toute l’ivresse du sommeil sacrifié, de la nuit silencieuse, et chez presque tous la passion de chanter – bien ou mal – se nourrissait de cet arrachement brutal au sommeil ; ces hommes y mettaient toute l’ardeur qu’ils eussent mise à dormir, et ce n’était pas peu dire. Et matines était bien l’office où l’on chantait avec le plus de ferveur. Et le frère Ernaut se sentait secrètement humilie de rester parmi ceux qui ne chantent pas ; mais quoi, en cela aussi Dieu voulait l’éprouver. Et à quoi lui avait servi dans le monde sa belle voix ? S’il l’avait perdue, c’est qu’il l’avait bien mérité.
Haguenier retrouvait à présent l’état de son enfance – où après une journée de durs exercices, il fallait servir à table jusqu’à la nuit, où il fallait se réveiller avant l’aube pour faire le feu et préparer les habits
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