La Pierre angulaire
Une écharde dans la main, un orgelet sur l’œil, bien frivole est le frère que de telles choses empêchent de travailler et de prier.
« Marie, amie loyale, que Dieu me donne d’être tel que vous n’ayez pas à rougir de l’homme que vous avez choisi, dans votre grande bonté. Mon seul trésor en ce monde, jamais vous ne saurez le bien que vous m’avez fait, s’il m’était permis je vous l’aurais écrit, mais vous ne sauriez comprendre ; car Dieu vous a guidée malgré vous, comme il m’a guidé malgré moi.
» Amie franche, si vous pouviez savoir que dans chacune de mes prières vous êtes là, dans mon sang et dans ma chair, et que je ne mange pas une bouchée de pain sans désirer la partager avec vous. Voici, vous êtes ma sœur devant Dieu et jusqu’au jour du jugement je suis votre chevalier. Comme la fleur dans le champ, comme le soleil dans le ciel est votre beauté pure. Dieu ne nous a pas ordonné de nous crever les yeux, mais bien fou serait l’homme qui voudrait manger le soleil.
» C’est pourquoi je sais maintenant qu’il n’y a pas plus de péché à vous aimer qu’à vivre, que Dieu vous délivre de toute souffrance, amie, vous qui m’avez enfanté à la vie.
» Que vous n’ayez par moi ni remords ni peine. Femme faible, je voudrais être oublié de vous à jamais, si mon souvenir devait vous causer du tourment. Je sais que jamais je ne pourrai réparer ma faute envers vous, moi qui ai voulu troubler votre pureté. Mais j’aimerais mieux encore que Dieu me donne le moyen de vous faire penser à moi sans amertume, comme à un ami qui a eu confiance en vous.
» Amie, c’est beaucoup que d’être comme le soleil pour un homme, ô orgueilleuse qui vouliez être mon Dieu parce que vous saviez que je ne pouvais aimer que Dieu. »
Son grand péché était à présent de trop loucher sur l’habit blanc des frères, et de penser avec trop de passion au jour où il se dépouillerait de ses habits à lui, et remettrait sur l’autel sa pétition. Si bien que le maître des novices, surprenant jour dans ses yeux un regard d’envie par trop éloquent, fut forcé de lui dire un jour : « Frère Ernaut, c’est bien le cas de le dire, que ce n’est pas l’habit qui fait le moine. S’il faut que ce saint habit devienne pour vous objet de convoitise, vous risquez fort de ne le porter jamais. » Le novice s’inclina sans rien dire, pour le remercier de son observation, mais dans ses grands yeux vifs l’autre lut comme un reproche involontaire : « Puis-je ne pas le convoiter ? Serais-je ici, autrement ? » « Ferveur de novice, pensait le vieillard, mais il est bien capable de la garder deux ans. »
La veille de la Saint-Martin d’hiver, le frère Ernaut était dans la cour, avec le prieur, occupé à mesurer avec une aune une pièce de grosse laine, apportée en donation, et qui devait aller aux pauvres du village voisin, à l’occasion de la fête. Et frère Ernaut tirait un peu sur le tissu, comptant le nombre de capes qu’on pourrait en faire. Et, à ce moment-là, un étranger pénétra dans la cour, accompagné d’un frère qui menait un cheval par la bride. L’inconnu était un homme jeune, brun et maigre, et avait l’allure raide d’un homme d’armes. Frère Ernaut leva les yeux au bruit des sabots du cheval, et aussitôt, oubliant la règle et la présence du prieur, se précipita dans les bras de l’arrivant. « Adam ! »
Et les deux jeunes gens s’embrassèrent et se regardèrent longuement, avec surprise, n’en revenant pas de leur propre émotion. Puis frère Ernaut alla présenter son ancien écuyer au prieur et s’excusa de son manque de tenue. « Vous n’êtes que novice, frère Ernaut, et encore du monde, dit le prieur ; si ce jeune homme a des nouvelles pour vous, je vous autorise à interrompre votre travail. » Frère Ernaut mena son ami dans la salle des hôtes, où il y avait un feu.
Il ne faisait que répéter : « Adam. Adam, mon garçon. » Et il était si heureux qu’il ne songeait pas à demander la raison de cette visite inattendue. Adam, du reste, était aussi trop content de retrouver son ami et maître pour pouvoir parler. « Tiens, réchauffe-toi, enlève tes gants. On va sonner laudes, bientôt, mais nous avons un moment. Laisse-moi te regarder. Tu as été à la guerre, ça se voit. C’est à peine si on reçoit des nouvelles, mais on a fait tout de même une grande messe d’action de grâces, et tout.
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