La Pierre angulaire
de son maître – il revivait de tout son corps cette attente passionnée de l’heure du repos, ces réveils dans le noir où l’idée de rester couché une minute de plus lui paraissait un bonheur digne du paradis. Là, il le retrouvait, ce paradis simple et précieux de tout homme qui vit – le sommeil sans rêve, le sommeil dur et entier, le refuge sans défaut.
« Là, aussi, je vous retrouve, mon Dieu. Dans ce sommeil que vous m’accordez, et dans ce sommeil que vous m’ôtez ; car je suis vôtre pour toujours, et le souffle de mes narines est à vous, et la nuit de mes paupières, et la lumière que je vois en les ouvrant – et ma paresse et mon mauvais vouloir sont à vous et votre chose. »
Fatigué ou non, il avait toujours appris qu’il fallait garder les épaules droites et le visage souriant ; ici, personne ne lui demandait d’avoir le visage souriant, mais cette bonne humeur qui était le premier devoir du fils noble, il la gardait envers les autres novices, ses camarades, rien moins que nobles pour la plupart, mais qui, à présent, l’étaient tout autant que lui, puisqu’ils étaient ses frères et égaux. Les aimait-il ? Il n’en savait rien. On n’avait guère le droit de se parler ; entre le travail et la prière on avait à peine le temps de rajuster les vêtements, de se laver les mains dans le grand baquet à la fontaine près de l’abreuvoir. La plupart des novices aimaient le frère Ernaut, parce qu’il était gai et trouvait moyen de sourire même là où un autre se fût mis en colère, quand un tronc d’arbre roulait de côté, ou quand les bœufs s’entêtaient et n’avançaient pas. C’était un excellent camarade de travail, sans qu’on sût pourquoi le travail marchait mieux quand le frère Ernaut était là ; il avait le coup d’œil sûr et le sens pratique d’un bon contremaître, et dirigeait les travaux sans avoir l’air de s’en rendre compte.
Aux novices, comme aux frères convers, il était permis de parler pendant le travail, dans la mesure où c’était nécessaire, du moins. Mais une fois, le frère André, celui qui s’occupait de distribuer le travail en forêt, avait rabroué le frère Ernaut devant tous les autres, en disant : « Le frère Ernaut se croit encore sur sa terre, et avec ses hommes à lui. » L’autre avait dit : « Non, nous sommes sur votre terre, frère André, et avec vos hommes à vous. » Au chapitre du lendemain, ils eurent à répondre tous deux de ces paroles à la fois vaines et peu charitables. Frère Ernaut assura n’avoir pas songé à se moquer : la terre était bien à tous les frères, et ils étaient tous hommes les uns des autres, la question d’obéissance aux supérieurs mise à part. L’abbé donna tort à tous les deux, au frère André pour avoir commencé une dispute, au frère Ernaut pour avoir répondu, et pour avoir encore cherché à se justifier. Il décida donc, avec l’accord du maître des novices, qu’un jour sur deux le frère Ernaut dirigerait lui-même les travaux en forêt ; les autres jours, il obéirait en tout au frère André, mais sans avoir le droit d’ouvrir la bouche, fût-ce pour dire oui ou non.
De cette dernière punition, frère Ernaut fut plus affecté qu’il n’eût cru lui-même, non par goût du bavardage mais par zèle pour le travail. Bien des fois, il devait se mordre les lèvres pour ne pas crier : « Relâchez un peu la corde, frère Garaier ! » ou : « Tirez à gauche, frère Pierre » Et, comme les autres jours c’était lui qui commandait, il lui était d’autant plus dur de laisser le travail se faire autrement qu’il le jugeait bon.
Car le couvent était à présent sa terre à lui, sa patrie, et il lui semblait que rien n’importait autant que la bonne marche de la coupe au bois et de la construction des bâtiments. Parfois même il commençait à en vouloir pour de bon au frère André qui, selon lui, ralentissait les travaux. Et quand il eut confessé ses mauvaises pensées au frère Izembard, il fut condamné à travailler tous les jours sous les ordres du frère André et à garder le silence complet tous les jours au lieu d’un jour sur deux. « Sachez, lui avait dit le maître des novices, que Dieu n’a pas besoin de votre tête pour bâtir son monastère, et qu’il vaut mieux que les bâtiments restent inachevés cette année encore, qu’achevés à l’aide de mains impures et de volontés orgueilleuses, si même
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