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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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cette splendide voix qu’ils n’avaient jamais encore entendue. Mais lui-même était trop enivré par le chant pour se rendre compte de leur surprise et même pour songer que c’était la première fois depuis si longtemps qu’il chantait ainsi.
    Les novices entonnaient la cantilène en langue vulgaire qu’il leur était permis de chanter à la messe les jours de semaine.
    Cist aigneaus est li sires qui onques ne menti,
    Agnus Dei qui tollis peccata mundi, miserere nobis.
    C’est cil que le péchié effaça et tolli
    Agnus Dei qui tollis peccata mundi, miserere nobis
    C’est cil qui se beaux bras en la croix estendi
    Agnus Dei qui tollis peccata mundi, miserere nobis
    C’est cil qui par sa mort la nostre mort perdi,
    Et en resuscitant la vie nous rendi…
    Et remonta au ciel d’où il descendi.
    Domine, non sum dignus.
    Et bien qu’il ne se fût pas confessé depuis le jour où il avait reçu l’extrême-onction, frère Ernaut s’avança au premier rang avec les novices qui recevaient la communion, et reçut l’hostie des mains de l’abbé.
    Et il resta debout jusqu’à la fin de la messe, chantant les prières d’action de grâces, et sa voix, pleine et grave, dominait les autres. Après la messe et le baiser de paix, il prit son rang dans la file de ses camarades qui sortaient de la chapelle et faisaient le tour du cloître pour se rendre au chapitre, bras croisés et tête baissée ; et il avait l’air si calme que personne n’eût reconnu en lui le malade qui gisait prostré sur sa civière une heure auparavant. Et telle était la force de ce calme intérieur qui se reflétait sur son visage que ses camarades ne fixaient plus les yeux sur lui, comme au moment où ils avaient entendu sa voix ; et tous avaient l’air de trouver, comme lui, qu’il ne s’était rien passé d’insolite.
    Et personne, même l’abbé, n’osa jamais lui parler de sa guérison. Le frère Izembard le fit venir près de lui, après none, et lui dit que l’abbé avait besoin de lui pour faire des comptes et écrire des lettres. « Mais, dit-il, si je vous retrouve encore endormi, cette fois-ci je vous ferai envoyer nettoyer les étables. » Le frère Ernaut ne dit rien, mais ne put s’empêcher de sourire, de ce large sourire si plein de bonhomie qu’il en était contagieux. Et le vieillard, qui n’était pourtant pas d’humeur gaie, eut un instant la tentation de donner une tape sur l’épaule du novice et de lui dire en riant quelques mots d’amitié ; mais il modéra cet élan par trop profane et fronça les sourcils pour se donner une contenance. Ce fut peine perdue, du reste : il sentit bien que l’autre avait tout lu dans ses yeux, et qu’il lui en était doublement reconnaissant – à peine surprit-il une légère lueur de raillerie complice dans les yeux gris du frère Ernaut.
    Et, à partir de ce jour, le frère Ernaut devint le comptable et le secrétaire de l’abbé, et se mit à la besogne avec d’autant plus d’ardeur qu’il y était propre, il n’avait pas pour rien géré le domaine de dame Isabeau et ceux de son père. Comme novice, il avait droit d’aller lui-même parler avec les paysans au sujet des récoltes, et surveillait la remise des dons promis par les amis laïcs ou religieux du couvent. Cette humeur d’intendant scrupuleux et quelque peu avare, il la gardait encore au couvent et ne s’en affligeait pas, quitte à s’en confesser au maître des novices pour lequel il avait à présent la plus sincère affection. Il prenait bien un peu trop à la lettre les mots ; super pauca fidelis. Les avoirs du couvent étaient, somme toute, une assez petite chose, il le savait, mais c’était là ce qui lui était confié, et qu’il s’agissait de multiplier, pour autant que cela dépendait de lui.
    Depuis qu’il se savait pardonné, il n’avait plus peur de tomber dans le péché – il y tombait, pourtant, cent fois par jour, et n’y faisait plus attention : ce n’était pas parce qu’il était devenu meilleur que Dieu l’avait pardonné – il n’avait aucune chance de devenir meilleur qu’il n’était. Il avait ses huit heures d’offices divins qui le nourrissaient chaque jour plus encore que le pain qu’il mangeait, et il était reconnaissant pour l’un comme pour l’autre, et ce n’était pas une petite chose non plus que de pouvoir chanter comme il chantait maintenant et de glorifier ainsi Dieu par son corps. Qu’est-ce qu’une mauvaise pensée ?

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