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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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honte.
    Et le souvenir lui revint : il s’était couché la veille dans l’herbe sur la pente d’une colline, avec Auberi ; ils avaient marché, il était fatigué, il avait mal à la tête – mais non, la tête ne lui faisait plus mal, à présent. Mais il ne voyait rien. Même pas de taches rouges, pas de flèches. Il se frotta l’œil. C’était comme s’il se frottait le nez. Rien. Il appela : « Auberi. »
    Il entendit l’enfant bâiller doucement et s’étirer, sa voix était toute noyée de sommeil. « Mon seigneur ?
    — Auberi. Tu crois qu’il est tard ?
    — Ma foi, on a bien dormi, dit l’enfant. Il y a déjà plein de soleil derrière le mont en face : les arbres de la crête sont tout dorés, ça passe au travers comme par un peigne.
    — Auberi, dit le vieux, tourne-moi bien vers le soleil.
    — Mais vous y êtes, dit l’enfant, surpris. Et le vieux leva la main et la tendit en avant comme s’il cherchait à toucher le soleil.
    — … Auberi, fils, je ne vois rien, je ne sais ce que c’est, ça ne m’est jamais encore arrivé. Ça passera peut-être, c’est la fatigue. »
    L’enfant le prit par les épaules et regarda droit dans l’œil grand ouvert. « Regardez, regardez bien, disait-il ; l’effroi du vieux le gagnait. Mais vous devez bien voir ! Vous avez l’œil comme avant ! Non ! cria-t-il, non ! non ! Vous me faites peur. Vous y voyez, dites ? Vous y voyez ? » sa voix devenait pleurnicharde, et le vieux ne disait toujours rien. De ses deux mains il prit la tête d’Auberi, lui passa les doigts sur la figure. L’enfant éclata en sanglots et le repoussa. « Je ne veux pas ! cria-t-il, je ne veux pas ! Ne me touchez pas comme ça. Ne soyez pas comme ça ! »
    Le vieux se coucha face contre terre, la tête dans ses bras. Il sanglotait aussi, par lourds hoquets secs pareils à des aboiements, et ses épaules tressautaient, et c’était si pénible à entendre qu’Auberi se mit à le tirailler et à lui entourer le cou de ses bras.
    « Ne pleurez pas comme ça. Venez. Venez. Ça vous passera. Venez, nous allons prier Notre-Dame, ça vous passera sûrement.
    — Auberi, dit le vieux, laisse-moi, va-t’en, rentre chez toi. Je veux mourir. »
    Auberi s’accrocha à lui, pleurnichant comme un bébé : « Non, ne mourez pas ! Il ne faut pas. Je ne veux pas rester seul ! »
    Une heure après, l’homme se releva sur son coude, s’assit, chercha à tâtons son sac et son gourdin. Auberi le regardait faire, la bouche ouverte, ne pouvant s’habituer à ces mouvements hésitants d’aveugle.
    « Auberi, dit l’homme, où es-tu ? Nous allons partir.
    — Oui, mon seigneur. »
    Le vieux se leva avec peine, fit un pas en s’appuyant sur son bâton, tendit le bras – il croyait sentir des trous sous ses pieds, et n’osait pas marcher – la terre croulait et s’enfuyait dans tous les sens.
    « Auberi, donne ton bras. Auberi, dis, comment as-tu les yeux ?
    — Gris, je crois, mon seigneur. Ou jaunes. »
    Comme ils passaient sous un arbre, une branche humide de rosée effleura le visage du vieux, et il tressaillit très fort, puis essuya lentement la rosée de son front.
    Ils descendaient vers la vallée, et chaque pas était une plongée dans l’abîme.
    « Auberi, dit le vieux, le soleil est-il levé ?
    — Oui, mon seigneur. Il est juste au-dessus de la montagne. Ça fait mal aux yeux déjà.
    — Mal aux yeux, dit le vieux. Regarde bien, Auberi. Regarde bien. C’est si beau !…»
    Et il fallut apprendre de nouveau à marcher droit, et à couper son pain et à boire dans une jatte sans verser à côté – ce n’était pas comme quand il le faisait quelquefois avant, la nuit – à présent, la certitude de ne plus voir rendait tous ses mouvements si gauches qu’il faisait tout de travers ; assis devant une table de paysan il tâtonnait sans fin pour trouver un morceau de pain qui était juste devant son nez, et ses mains tournaient autour et n’arrivaient pas à le saisir ; et il se fâchait quand Auberi le lui donnait parce qu’il voulait apprendre à tout trouver par lui-même.
    Et il avait cru qu’il y voyait si mal qu’il ne perdrait pas grand-chose en devenant aveugle ! ô que n’eût-il donné pour un seul morceau de ciel gris, le soir, par une porte entrebâillée, ô voir seulement la lune trembler dans l’eau d’un abreuvoir de moutons, voir seulement le soleil comme une plaque rouge à travers les

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