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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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de vue, et d’immenses forêts de chênes centenaires et de grands sapins chenus, des hêtres aux creux profonds sous les racines, et sous les taillis il y avait des terriers où les renards se cachaient, avec leurs renardeaux, les cerfs couraient sur les clairières – les vautours planaient sur les cimes. Et il n’avait qu’à étendre la main pour couvrir tout cela de son ombre.
    Comme en rêve, il se demandait quel pouvait être le sens de cette vision. Pourquoi Dieu, juste maintenant, lui montrait-il ce qu’il ne pourrait jamais voir de ses yeux ? « Ô Ami, voulez-vous me dire que j’ai toujours les yeux du cœur, et le souvenir de ce que j’ai vu ? Je le sais bien, mais cela ne me console pas, quand on a faim est-on rassasié du souvenir de ce qu’on a mangé la veille ? Ô Ami, pourquoi m’avoir pris cela, ce que vous n’avez même pas voulu ôter au saint homme Job si durement éprouvé ? Pourquoi me torturer en me montrant toute la beauté de ce monde que vous avez créé pour la joie de nos yeux ? Voilà, je vois chaque feuille sur ces arbres, et les petits oiseaux dans les branches, et les gouttes de rosée dans l’herbe, et pourtant je ne les vois pas, Seigneur ! Je ne le vois pas, je ne vois rien ! Si je pouvais voir ma main, seulement, mon bâton. Ô bon saint Pierre, demandez à Dieu qu’il me rende mon œil, je sais bien que pour lui c’est moins qu’un petit grain de poussière, mais pour moi c’est encore beaucoup. »
    Quelqu’un lui toucha l’épaule et demanda : « Que fais-tu là, pauvre homme ? » Il leva la tête. Sous ses mains, sous ses bras, la statue de saint Pierre et la colonne rapetissaient si vite qu’il croyait avoir à peine le temps de les rattraper. Et il sentit son corps comme un morceau de chair sans forme et sans couleur et si petit qu’il lui faudrait marcher et marcher sans fin pour arriver seulement jusqu’à Marseille. Et le porche de l’église aussi, il le sentait petit, et petit était l’homme qui lui parlait.
    Mais il n’oubliait pas sa montée vertigineuse, et restait là, le visage stupidement tourné vers l’homme et ne sachant même pas s’il était encore là. Pourtant, depuis huit jours, il se croyait déjà habitué à déceler la présence des gens par leur souffle.
    « Ce que je fais là ? Tu vois bien : je prie saint Pierre.
    — Tu es fou, vieux, de parler ainsi a un prêtre de Dieu. Es-tu païen ?
    — Je suis aveugle. Je ne voyais pas que vous étiez prêtre.
    — Pardonne-moi, pauvre vieux, dit l’autre doucement. Viens avec moi, nous mangerons ensemble. J’ai justement des œufs frais et des laitues.
    — J’ai mon garçon, dit le vieux, il doit jouer ici près de l’abreuvoir. Il a sûrement faim, et plus que moi.
    — Va, je lui ferai signe. Prends ma main. Il y a trois marches. »
    Dans la petite maison du prêtre, il y avait une fenêtre taillée dans la pierre, arrondie par le haut ; le sol, pavé de dalles irrégulières, était jonché d’herbes. Les deux hommes, assis devant la petite table carrée, terminaient leur repas. Le prêtre offrit à son hôte une coupe d’eau rougie de vin, il était pauvre et n’avait pas de vin tous les jours. La table était de bois bien astiqué et sentait la cire. Le prêtre avait une robe bien reprisée et un visage d’un rouge brun, maigre, creusé de plis durs comme celui d’un paysan, et ses yeux étaient graves. Il parla longuement avec l’homme, l’engageant à se confesser pour recevoir la communion le lendemain. Cela l’aiderait beaucoup, disait-il.
    « C’est une chose trop amère de se confesser, mon père, dit le vieux ; et si je me confessais maintenant, je parlerais plutôt des péchés d’autrui que des miens, car je les ai trop sur le cœur. Pour mes péchés à moi, Dieu m’a déjà frappé plus que je ne méritais. Je sais bien que ce n’est pas une chose à dire et qu’il sait mieux que moi ce qu’il me faut. Mais voilà, j’ai tout abandonné de mon plein gré, et ma maison et mes enfants et mon pays ; et j’y tenais, pourtant. Et il me prend la seule chose que je n’aurais pas eu la force de sacrifier moi-même.
    — Il vous prendra plus encore, s’il vous en juge digne, fils, dit le prêtre. Pouvons-nous marchander avec Dieu ?
    — Mon père, je ne marchande pas, mais si vous saviez comme c’est dur de ne plus rien voir ! Vous pensez peut-être que je suis vieux, et qu’à mon âge cela n’a guère d’importance.

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