La pierre et le sabre
pas éprouvé beaucoup de sympathie
pour la jeune fille. Bien que plus petite que la plupart des autres filles de
seize ans, elle s’exprimait la plupart du temps comme une adulte, et il lui
arrivait de faire un mouvement rapide qui vous mettait sur vos gardes. Mais
quand les larmes se mirent à couler de ses longs cils, la pitié fit soudain
fondre Takezō. Il eut envie de la prendre dans ses bras, de la protéger.
Cette fille, pourtant, n’avait
nullement bénéficié d’une bonne éducation. Qu’il n’y eût point de métier plus
noble que celui de son père, jamais elle ne paraissait en douter. Sa mère l’avait
persuadée qu’il était parfaitement légitime de dépouiller des cadavres, non
pour vivre tout court, mais pour vivre agréablement. Maints voleurs fieffés
eussent reculé devant pareille tâche.
Au cours des longues années de
luttes féodales, on en était arrivé au point où tous les bons à rien des
campagnes vivaient de ce trafic. On en était plus ou moins venu à trouver cela
naturel. Quand la guerre éclatait, les chefs militaires locaux recouraient même
à eux, les récompensant généreusement pour incendier les provisions de l’ennemi,
répandre de fausses rumeurs, voler des chevaux dans les camps adverses, et
ainsi de suite. Le plus souvent, ces services étaient rétribués ;
pourtant, même quand ce n’était pas le cas, la guerre offrait une foule d’occasions ;
outre la fouille des cadavres en quête d’objets de valeur, ils pouvaient
parfois même resquiller des récompenses pour avoir tué des samouraïs trouvés
par hasard et dont ils s’étaient bornés à ramasser la tête. Une seule grande
bataille permettait à ces chapardeurs sans scrupules de vivre confortablement
durant six mois ou un an.
Aux époques les plus troublées,
même le fermier et le bûcheron ordinaires avaient appris à profiter de la
misère humaine et de l’effusion de sang. La bataille aux abords de leur village
avait beau empêcher ces âmes simples de travailler, ils s’étaient
ingénieusement adaptés à la situation, et avaient découvert le moyen de vivre,
comme les vautours, des vestiges de la vie humaine. En partie à cause de ces
intrus, les pillards professionnels maintenaient sur leurs territoires
personnels une stricte surveillance. C’était une règle absolue que les
braconniers – c’est-à-dire les brigands qui empiétaient sur le
domaine des brigands plus puissants – ne pouvaient rester impunis. Ceux
qui osaient enfreindre les prétendus droits de ces bandits étaient passibles de
châtiments cruels.
Akemi frissonna et dit :
— Qu’allons-nous faire ?
Les acolytes de Temma sont en route pour venir ici, j’en suis sûre.
— Ne vous inquiétez pas, lui
dit Takezō. S’ils viennent vraiment, je les recevrai moi-même.
A leur descente de la montagne, le
crépuscule était tombé sur le marais, et tout était calme. Une traînée de fumée
provenant du feu du bain, à la maison, rampait au faîte d’une haute rangée de
joncs comme un serpent ondulant, aérien. Okō, ayant fini de se maquiller
pour le soir, se tenait debout, désœuvrée, à la porte de derrière. Lorsqu’elle
vit sa fille s’approcher au côté de Takezō, elle cria :
— Akemi, que fais-tu dehors
aussi tard ?
Il y avait de la sévérité dans son
œil et dans sa voix. La jeune fille, qui marchait d’un air distrait, sursauta.
Elle était plus sensible aux humeurs de sa mère qu’à n’importe quoi d’autre. Sa
mère avait à la fois favorisé cette sensibilité et appris à l’exploiter, à
manipuler sa fille ainsi qu’une marionnette, d’un simple regard ou d’un simple
geste. Akemi s’écarta vivement de Takezō, et, rougissant de façon notable,
courut se réfugier dans la maison.
Le lendemain, Akemi raconta à sa
mère sa rencontre avec Tsujikazé Temma. Okō entra en fureur.
— Pourquoi ne me l’as-tu pas
dit tout de suite ? cria-t-elle en s’agitant comme une folle, en s’arrachant
les cheveux, en sortant des objets des tiroirs et des armoires pour les empiler
au milieu de la pièce. Matahachi ! Takezō ! Donnez-moi un coup
de main ! Il faut tout cacher.
Matahachi déplaça une planche
indiquée par Okō, et se hissa au-dessus du plafond. Il n’y avait guère de
place entre le plafond et les chevrons. A peine pouvait-on s’y glisser, mais
cela servait le dessein d’Okō, et selon toute vraisemblance celui de son
défunt mari. Takezō, debout sur un
Weitere Kostenlose Bücher