La pierre et le sabre
était propre. Il eut
beau cueillir un peu de chair aussitôt qu’il servit, il continua d’étinceler,
assoiffé de sang. Musashi lui-même n’était pas encore pleinement conscient de l’avoir
dégainé, bien qu’il le maniât avec la même adresse que son plus grand sabre.
Quand il ne frappait pas, il
tenait le sabre gauche pointé droit vers les yeux de ses adversaires. Le sabre
droit s’étendait latéralement, formant avec le coude et l’épaule de Musashi un
large arc de cercle horizontal, en grande partie hors de vue de l’ennemi. Si l’adversaire
passait à droite de Musashi, ce dernier pouvait employer le sabre de droite. Si
l’assaillant passait de l’autre côté, Musashi pouvait déplacer à gauche le
petit sabre afin de prendre l’homme au piège entre les deux sabres. D’un coup
vers l’avant, il pouvait épingler l’homme avec le petit sabre et, avant qu’il n’eût
eu le temps d’esquiver, l’attaquer avec le grand sabre. Par la suite, cette
technique devait prendre officiellement le nom de « Technique des deux
sabres contre des forces nombreuses », mais en cet instant, Musashi se
battait par pur instinct.
Selon tous les critères admis,
Musashi n’était pas un grand technicien du sabre. Ecoles, styles, théories,
traditions : rien de tout cela n’avait pour lui de sens. Sa façon de se
battre était tout à fait pragmatique. Il ne savait que ce qu’il avait appris
par expérience. Il ne mettait pas de la théorie en pratique ; il se
battait d’abord et théorisait ensuite.
Tous les hommes de Yoshioka, des « Dix
Hommes d’épée » jusqu’au bas de l’échelle, s’étaient vu enfoncer dans le
crâne les théories du style Kyōhachi. Certains d’entre eux avaient même
créé des variantes stylistiques personnelles. Ils avaient beau être des
guerriers très entraînés, très disciplinés, ils n’avaient aucun moyen d’évaluer
un homme d’épée tel que Musashi, lequel avait vécu en ascète dans les
montagnes, exposé aux dangers présentés par la nature aussi fréquemment qu’aux
dangers présentés par l’homme. Pour les hommes de Yoshioka, il était incompréhensible
que Musashi, avec sa respiration si désordonnée, sa face livide, ses yeux
dégoulinants de sueur et son corps couvert de sang pût encore manier deux
sabres et menacer de faire son affaire à quiconque se présenterait à sa portée.
Mais il continuait à se battre comme un dieu de feu et de fureur. Eux-mêmes
étaient morts de fatigue, et leurs tentatives pour embrocher ce spectre
sanglant devenaient hystériques.
Tout d’un coup, le tumulte
augmenta.
— Sauve-toi ! crièrent
mille voix.
— Sauve-toi, toi qui te bats
tout seul !
— Sauve-toi pendant qu’il en
est encore temps !
Ces cris venaient des montagnes,
des arbres, des nuages blancs, là-haut. Les spectateurs, de tous côtés,
voyaient la troupe de Yoshioka se refermer sur Musashi. Le péril imminent les
poussait à essayer de le sauver, ne fût-ce qu’avec leur voix.
Mais leurs avertissements restaient
sans effet. Musashi n’eût point prêté attention si la terre avait volé en
éclats ou si le ciel avait déversé de crépitants éclairs. Le vacarme allait crescendo,
secouant les trente-six pics à la façon d’un tremblement de terre. Il provenait
à la fois des spectateurs et de la bousculade des samouraïs de Yoshioka.
Musashi avait fini par s’éloigner
à flanc de montagne à la vitesse d’un sanglier. Aussitôt, cinq ou six hommes
furent à ses trousses, essayant désespérément de lui porter un coup sérieux.
Avec un cri sauvage, Musashi se
retourna soudain, se tapit et tendit son sabre de côté, ce qui les arrêta dans
leur élan. Un homme abaissa sa lance, qui ne fit que voler dans les airs à la
suite d’une puissante riposte. Ils reculèrent. Musashi lançait des coups furieux
du sabre gauche, puis du droit, puis du gauche à nouveau. Se déplaçant comme un
mélange de feu et d’eau, il faisait tituber, hésiter, trébucher ses ennemis
dans son sillage.
Puis il repartit. Du terrain
découvert où la bataille avait fait rage, il avait sauté dans un champ d’orge,
en contrebas.
— Arrête !
— Reviens te battre !
Deux hommes acharnés à le
poursuivre bondirent aveuglément à la suite de Musashi. Une seconde plus tard,
il y eut deux cris d’agonie, deux lances volèrent dans les airs et retombèrent
toutes droites au milieu du champ. Musashi roulait comme une grosse balle
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