La pierre et le sabre
que la soirée se prolongeait.
Le lendemain, tous deux quittèrent
le château. Musashi faisait ses premiers pas dans sa vie nouvelle, une
existence de discipline et d’entraînement aux arts martiaux. Durant ses trois
années d’incarcération, il avait résolu de maîtriser l’art de la guerre.
Takuan avait ses propres projets.
Il avait décidé de voyager à travers la campagne, et le moment, disait-il,
était venu de se séparer de nouveau.
Lorsqu’ils atteignirent la ville,
au-delà de l’enceinte du château, Musashi fit mine de prendre congé mais le
moine le saisit par la manche en disant :
— N’y a-t-il pas quelqu’un
que tu aimerais voir ?
— Qui ?
— Ogin.
— Elle est encore vivante ?
demanda-t-il, abasourdi.
Même en dormant, il n’avait jamais
oublié la gentille sœur qui lui avait tenu si longtemps lieu de mère.
Takuan lui apprit que lorsqu’il
avait attaqué la palanque de Hinagura, trois ans plus tôt, Ogin avait déjà été
emmenée. Quoique aucune accusation n’eût été retenue contre elle, elle n’avait
pas voulu rentrer à la maison ; aussi était-elle allée vivre chez une
parente, dans un village du district de Sayo. Elle y menait maintenant une
existence confortable.
— N’aimerais-tu pas la voir ?
demanda Takuan. Elle en a très envie. Je lui ai dit, il y a trois ans,
qu’elle devait te considérer comme mort, ce qui dans un sens était vrai. Mais
je lui ai dit aussi qu’au bout de trois ans je lui amènerais un nouveau frère,
différent de l’ancien Takezō.
Musashi pressa ses paumes l’une
contre l’autre et les leva devant sa tête, comme il l’eût fait pour prier
devant une statue du Bouddha.
— Non seulement tu as pris
soin de moi, dit-il avec une émotion profonde, mais tu as veillé au bien-être d’Ogin.
Takuan, tu es véritablement un homme compatissant. Je ne crois pas être jamais
en mesure de te remercier pour ce que tu as fait.
— Une façon de me remercier
serait de me laisser t’emmener voir ta sœur.
— Non... Non, je ne crois pas
que je doive y aller. Que tu me donnes de ses nouvelles m’a fait autant de bien
que de la rencontrer.
— Tu veux sûrement la voir
toi-même, ne serait-ce que quelques minutes ?
— Non, je ne crois pas. Je
suis bien mort, Takuan, et je me sens vraiment né de nouveau. Je ne crois pas
que ce soit le moment de me retourner vers le passé. Ce que je dois faire, c’est
de m’avancer résolument vers l’avenir. Je n’ai guère trouvé ma route. Quand j’aurai
progressé quelque peu vers la connaissance et le perfectionnement personnels
que je recherche, peut-être prendrai-je le temps de me détendre et de regarder
en arrière. Mais pas maintenant.
— Je vois.
— J’ai du mal à m’exprimer,
mais j’espère que tu me comprendras.
— Je te comprends. Je suis
content du sérieux avec lequel tu envisages ton but. Continue à suivre ton
propre jugement.
— Maintenant, je vais te dire
au revoir ; mais un jour, si je ne me fais pas tuer en chemin, nous nous
rencontrerons de nouveau.
— C’est ça. Si nous avons l’occasion
de nous rencontrer, n’hésitons pas.
Takuan se retourna, s’éloigna d’un
pas, puis s’arrêta.
— ... J’y songe : je
suppose qu’il me faut t’avertir qu’Osugi et l’oncle Gon sont partis de Miyamoto
à ta recherche et à celle d’Otsū, il y a trois ans. Ils étaient bien
décidés à ne jamais rentrer avant de s’être vengés, et malgré leur âge ils
essaient toujours de te trouver. Ils risquent de te causer quelques ennuis mais
je ne crois pas que ce soit bien grave. Ne les prends pas trop au sérieux... Ah !
oui, et puis il y a Aoki Tanzaemon. Je ne pense pas que tu l’aies jamais connu
par son nom mais il dirigeait les recherches contre toi. Peut-être que cela n’avait
rien à voir avec quoi que ce soit que nous ayons dit ou fait, toi ou moi, mais
ce superbe samouraï a réussi à se déshonorer ; résultat : il a été
banni à jamais du service du seigneur Ikeda. Nul doute qu’il ne batte la
campagne, lui aussi.
Takuan devint grave.
— ... Musashi, ton chemin ne
sera pas aisé. Prends garde.
— Je ferai de mon mieux,
répondit en souriant Musashi.
— Eh bien, je suppose que c’est
l’essentiel. Adieu.
Takuan se retourna et se dirigea
vers l’ouest, sans regarder en arrière.
— Bonne chance ! lui
cria Musashi.
Debout au carrefour, il regarda s’éloigner
la silhouette du moine jusqu’à ce
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