La pierre et le sabre
qu’elle eût disparu. Puis, seul une fois de
plus, il entreprit sa marche vers l’est.
« Maintenant, il n’y a que ce
sabre, se dit-il. L’unique chose au monde sur laquelle je puisse compter. »
Il posa la main sur la poignée de l’arme, et fit un serment : « Je
vivrai selon sa règle. Je le considérerai comme étant mon âme, et, en apprenant
à le maîtriser, m’efforcerai de m’améliorer, de devenir un être humain meilleur
et plus sage. Takuan suit la Voie du Zen ; je suivrai la Voie du Sabre. Je
dois faire de moi un homme plus accompli que lui. Après tout, je suis jeune
encore. Il n’est pas trop tard. »
Ses foulées étaient régulières et
puissantes, ses yeux pleins de jeunesse et d’espoir. De temps à autre,
soulevant le bord de son chapeau d’osier, il contemplait la longue route qui
menait vers l’avenir, la voie inconnue que tous les humains doivent fouler.
Il n’était pas allé bien loin – de
fait, il se trouvait à peine aux abords de Himeji – lorsqu’une femme
accourut vers lui, traversant le pont de Hanada. Il plissa les yeux dans le
soleil.
— C’est toi ! cria Otsū
en l’empoignant par la manche.
La surprise coupait le souffle de
Musashi.
Le ton d’Otsū était
réprobateur :
— ... Est-il possible que tu
aies oublié, Takezō ? Ne te rappelles-tu pas le nom de ce pont ?
T’est-il sorti de l’esprit que j’ai promis de t’attendre ici, aussi longtemps
qu’il le faudrait ?
— Tu attends ici depuis trois
ans ?
Il était abasourdi.
— Oui. Osugi et l’oncle Gon m’ont
rattrapée aussitôt après que je t’ai quitté. J’étais malade et je devais me
reposer. Ils ont failli me tuer. Mais je suis partie et je t’attends.
Désignant une échoppe de vannerie
à l’extrémité du pont, petite baraque typique des grand-routes, qui vendait des
souvenirs aux voyageurs, elle poursuivit :
— ... J’ai raconté mon
histoire à ces gens, là-bas, et ils ont eu la gentillesse de m’embaucher comme
servante. Ce qui m’a permis de rester à t’attendre. Aujourd’hui, c’est le neuf
cent soixante-dixième jour, et j’ai fidèlement tenu ma promesse.
Elle scrutait son visage, essayant
de sonder ses pensées.
— ... Tu vas m’emmener avec
toi, n’est-ce pas ?
La vérité, bien entendu, était que
Musashi n’avait nulle intention de l’emmener avec lui, ni elle, ni personne d’autre.
En ce moment précis, il se hâtait de partir pour éviter de penser à sa sœur, qu’il
voulait tant voir et qu’il aimait tant.
Des questions traversaient son
esprit agité : « Que faire ? Comment puis-je me lancer dans ma
quête de la vérité et de la connaissance avec une femme, avec n’importe qui,
qui me gênerait tout le temps ? Et cette jeune fille est, après tout, encore
fiancée à Matahachi. » Musashi ne pouvait empêcher ses pensées de se
refléter sur son visage.
— T’emmener avec moi ? T’emmener
où ? demanda-t-il sans détours.
— Partout où tu iras.
— Je pars pour un long et dur
voyage, non pour une promenade !
— Je ne te gênerai pas. Et je
suis prête à subir quelques épreuves.
— Quelques ? Seulement
quelques ?
— Autant qu’il le faudra.
— Là n’est pas la question. Otsū,
comment un homme peut-il maîtriser la Voie du samouraï avec une femme à sa remorque ?
Ce serait drôle, tu ne crois pas ? Les gens diraient : « Voyez
donc Musashi, il a besoin d’une nourrice pour s’occuper de lui. »
Elle tirait plus fort sur son
kimono, où elle s’accrochait comme une enfant.
— ... Lâche ma manche,
ordonna-t-il.
— Non, je ne veux pas !
Tu m’as menti, n’est-ce pas ?
— Quand donc t’ai-je menti ?
— Au col. Tu as promis de m’emmener
avec toi.
— Il y a de cela une
éternité. Je n’y songeais pas vraiment alors non plus, et je n’avais pas le
temps de t’expliquer. Qui plus est, l’idée n’était pas de moi, mais de toi. J’avais
hâte de partir, et tu ne voulais pas me laisser aller avant d’avoir ma
promesse. J’ai accepté parce que je n’avais pas le choix.
— Non, non et non ! Tu
ne dis pas la vérité, n’est-ce pas ? cria-t-elle en l’immobilisant contre
le parapet du pont.
— Lâche-moi ! On nous
regarde.
— Ça m’est égal ! Quand
tu étais ligoté dans l’arbre, je t’ai demandé si tu voulais mon aide. Tu étais
si heureux que tu m’as dit par deux fois de couper la corde. Tu ne le nies
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