La pierre et le sabre
chambre à sac, il ne trouva pas un sou. Bien
sûr, il aurait dû savoir qu’Okō n’était pas femme à prendre un pareil
risque.
Déçu, Matahachi se laissa tomber
sur les vêtements restés par terre. Le parfum d’Okō s’exhalait comme une
épaisse brume de son sous-vêtement de soie rouge, de son obi de Nishijin et de
son kimono teint à Momoyama. A l’heure qu’il était, se disait-il, elle se
trouvait au théâtre en plein air du bord de la rivière, à regarder les danses
Kabuki avec Tōji à son côté. Il revit en pensée sa peau blanche et son
visage d’une coquetterie provocante.
— Sale catin !
cria-t-il.
Des pensées amères, meurtrières,
montèrent des profondeurs de son être.
Puis, de manière inattendue, il se
souvint douloureusement d’Otsū. A mesure que les jours et les mois de leur
séparation s’additionnaient, il avait enfin compris la pureté, la dévotion de
cette jeune fille qui avait promis de l’attendre. Il se fût volontiers
prosterné devant elle, il eût volontiers levé vers elle des mains suppliantes,
s’il avait cru qu’elle lui pardonnerait jamais. Mais il avait rompu avec Otsū,
il l’avait abandonnée de telle sorte qu’il serait impossible de la regarder à nouveau
en face.
« Tout cela, à cause de cette
femme », se disait-il avec tristesse. Maintenant qu’il était trop tard,
tout s’éclairait à ses yeux ; jamais il n’aurait dû révéler à Okō l’existence
d’Otsū. En entendant parler pour la première fois de la jeune fille, elle
avait eu un léger sourire et prétendu que cela lui était complètement égal,
alors qu’en réalité elle se trouvait consumée de jalousie. Ensuite, à chacune
de leurs querelles, elle remettait la question sur le tapis, et insistait pour
qu’il écrivît une lettre rompant ses fiançailles. Et lorsqu’il avait fini par
céder, elle avait cyniquement ajouté un mot de sa propre écriture féminine, et,
sans pitié, fait porter la missive par un coursier anonyme.
« Qu’est-ce qu’Otsū doit
penser de moi ? » gémissait Matahachi. L’image de son innocent visage
de petite fille se peignit dans son esprit – un visage plein de
reproche. Une fois de plus, il vit les montagnes et la rivière du Mimasaka. Il
avait envie d’appeler sa mère, sa famille. Ils s’étaient montrés si bons !
Il lui semblait maintenant que même la terre y avait été chaude et réconfortante.
« Je ne pourrai jamais
retourner chez moi ! songeait-il. J’ai envoyé promener tout ça pour...
pour... » Sa fureur renaissant, il arracha des tiroirs les vêtements d’Okō
et les lacéra ; toute la maison en fut jonchée.
Peu à peu, il prit conscience que
l’on appelait à la grande porte.
— Excusez-moi, disait la
voix. Je viens de l’Ecole Yoshioka. Est-ce que le Jeune Maître et Tōji
sont ici ?
— Comment voulez-vous que je
le sache ? répliqua Matahachi avec rudesse.
— Ils sont sûrement ici !
Je sais bien qu’il est mal élevé de les déranger dans leurs plaisirs, mais il
est arrivé quelque chose de capital. Cela concerne la réputation de la famille
Yoshioka.
— Allez-vous-en ! Fichez-moi
la paix !
— Je vous en prie, ne
pouvez-vous au moins leur transmettre un message ? Dites-leur qu’un
escrimeur appelé Miyamoto Musashi s’est présenté à l’école, et que, mon Dieu,
aucun de nous ne peut en venir à bout. Il attend le retour du Jeune Maître...
refuse de bouger avant d’avoir eu l’occasion de l’affronter. Je vous en prie,
dites-leur de rentrer vite !
— Miyamoto ? Miyamoto ?
La roue de la fortune
Pour l’école Yoshioka ce fut un
jour de honte ineffaçable. Jamais auparavant ce prestigieux centre des arts
martiaux n’avait essuyé humiliation aussi totale.
Des disciples zélés étaient assis
là, au comble du désespoir ; leurs figures longues d’un aune, leurs
phalanges blanchies reflétaient leur détresse et leur frustration. Un groupe
nombreux se tenait dans l’antichambre au sol de bois ; des groupes plus réduits,
dans les pièces latérales. C’était déjà le crépuscule, heure où d’ordinaire ils
seraient rentrés chez eux, ou bien allés boire. Aucun ne faisait mine de
partir. Le silence lugubre n’était rompu que par le grincement du grand
portail, de temps à autre.
— C’est lui ?
— Le Jeune Maître est de
retour ?
— Non, pas encore.
Cette réponse venait d’un homme
qui avait passé la
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