La pierre et le sabre
tandis que d’autres disaient qu’il
fallait d’abord savoir quel style il utilisait, et le nom de son professeur.
Le serviteur, aussi amusé que les
autres, sortit et revint rapporter que le visiteur avait, enfant, appris de son
père l’usage du bâton, puis recueilli ce qu’il pouvait des guerriers qui passaient
par le village. Parti de chez lui à dix-sept ans, il avait « pour des
raisons personnelles » consacré ses dix-huitième, dix-neuvième et
vingtième années à des études d’érudition. Toute l’année précédente, il s’était
trouvé seul dans les montagnes, avec pour seuls maîtres les arbres et les
esprits montagnards. En conséquence, il ne pouvait prétendre à aucun style ou
professeur particuliers. Mais dans l’avenir, il espérait apprendre les enseignements
de Kiichi Hōgen, maîtriser l’essence du Style Kyōhachi, et rivaliser
avec le grand Yoshioka Kempō en créant son style propre, qu’il avait déjà
résolu de nommer le Style Miyamoto. Malgré ses nombreuses lacunes, tel était le
but qu’il se proposait d’atteindre en travaillant de tout son cœur et de toute
son âme.
Il s’agissait là d’une réponse
sincère et sans affectation, concédait le serviteur, mais l’homme avait l’accent
de la campagne et bégayait presque à chaque mot. Le serviteur gratifia obligeamment
ses auditeurs d’une imitation, ce qui les jeta dans de nouvelles tempêtes de
rire.
L’homme devait avoir perdu l’esprit.
Proclamer qu’il avait pour but de créer son style propre était pure folie. Afin
d’ouvrir les yeux du rustre, les élèves envoyèrent à nouveau le serviteur,
cette fois pour demander si le visiteur avait désigné quelqu’un pour enlever
son cadavre après le combat.
A quoi Musashi répliqua :
— Si par extraordinaire j’étais
tué, peu importe que vous jetiez mon corps sur le mont Toribe ou dans la
rivière Kamo, avec les ordures. Dans les deux cas, je promets de ne pas vous en
tenir rigueur.
Cette fois, sa façon de répondre
était fort nette, dit le serviteur, sans rien de la gaucherie de ses réponses
précédentes.
Après un instant d’hésitation,
quelqu’un dit :
— Fais-le entrer !
Voilà comment cela commença ;
les disciples croyaient qu’ils allaient rabaisser un peu son caquet au nouveau
venu, puis le jeter dehors. Pourtant, dès le tout premier assaut, ce fut le
champion de l’école qui fut vaincu. Il eut le bras cassé net. Seul, un petit
morceau de peau maintenait son poignet attaché à son avant-bras.
A tour de rôle, d’autres
relevèrent le défi de l’inconnu ; à tour de rôle, ils essuyèrent une
ignominieuse défaite. Plusieurs furent blessés gravement, et le sabre de bois
de Musashi ruisselait de sang. Après la troisième défaite environ, l’humeur des
disciples devint homicide ; dussent-ils périr jusqu’au dernier, ils ne laisseraient
pas ce fou barbare repartir vivant, en emportant l’honneur de l’Ecole Yoshioka.
Musashi en personne mit fin aux
effusions de sang. Etant donné que l’on avait relevé son défi, les victimes ne
lui causaient pas de remords, mais il annonça :
— Inutile de poursuivre avant
le retour de Seijūrō.
Et il refusa de continuer à se
battre. Comme on n’avait pas le choix, on le conduisit, sur sa demande, à une
chambre où il pût attendre. Alors seulement, un homme reprit ses esprits et
appela le médecin.
Peu après le départ du médecin,
des voix criant les noms de deux des blessés attirèrent une douzaine d’hommes
dans la salle du fond. Stupéfaits, incrédules, le visage blême, le souffle
inégal, ils se rassemblèrent autour des deux samouraïs. Tous deux étaient morts.
Des pas précipités traversèrent le
dōjō et firent irruption dans la chambre mortuaire. Les élèves s’écartèrent
devant Seijūrō et Tōji. Tous deux étaient aussi pâles que s’ils
venaient de sortir d’un torrent glacé.
— Qu’est-ce qui se passe ?
demanda Tōji. Que veut dire tout ceci ?
Il parlait d’un ton bourru, comme
d’habitude.
Un samouraï agenouillé, le visage
farouche, au chevet de l’un de ses compagnons morts, fixa Tōji d’un regard
accusateur en disant :
— C’est à toi d’expliquer ce
qui se passe. C’est toi qui emmènes le Jeune Maître faire la fête. Eh bien,
cette fois-ci, tu es allé trop loin !
— Surveille ta langue, ou je
te la coupe !
— Quand Maître Kempō
était de ce monde, il ne passait jamais un seul jour en
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