La pique du jour
ne
sais où vous prenez l’audace de me parler dans cette veine et sur ce ton.
N’était que vous avez rendu à mon fils Charles de signalés services en Reims,
je vous eusse jà chassé de ma vue !
— Me chasser, Madame ! m’écriai-je à mon tour, me
chasser moi qui vous suis corps et âme dévoué ! Que si vous chassez qui
vous aime, par qui serez-vous servie ?
Il faut bien avouer que ce « qui vous aime » était
le comble de l’effronterie, adressé à une si haute dame. Mais à ce que je
voyais, j’avais déjà tant d’amis dans la place que je pouvais, me sembla-t-il,
tirer cette bombarde-là contre ses murs, sans craindre une sortie qui me mît à
vauderoute.
— Monsieur, reprit-elle quand elle eut recouvré sa
voix, il faut bien confesser que vous êtes un grand fol d’oser me parler ainsi,
à moi, duchesse de Guise, qui suis, après la reine douairière, la plus
haute dame en ce royaume.
— Madame la Duchesse, dis-je en me levant et en lui
faisant un profond salut, nul ne respecte davantage que moi le rang dont vous
descendez. Mais plaise à vous de considérer, Madame, que je ne suis pas, pour
ma part, de naissance si abjecte que vous me deviez écarter du pié comme un
vermisseau. Après tout, ma mère est née Caumont-Castelnau, et les Castelnau,
comme bien on sait, furent parmi les croisés du Christ. Quant à mon père, il
forgea sa noblesse sur les champs de bataille, ce qui vaut tout autant, ce qui
vaut mieux peut-être que s’il l’avait trouvée, toute façonnée, dans son
berceau.
— Monsieur, dit la petite duchesse avec une confusion
qui était tout à l’éloge de son bon cœur. Je sais tout cela. Je sais aussi que
mon beau-père, François de Guise, mettait Monsieur votre père, pour la
vaillance et l’esprit, bien au-dessus de tous ses capitaines. Pour moi, je n’ai
brandi si haut mon rang, ajouta-t-elle avec une candeur qui me la rendit chère,
que pour me mettre, pour ainsi parler, à l’abri de vos déclarations.
— Hé, mon Dieu, Madame ! dis-je, sentant avec délice
la faiblesse de ses défenses, et qu’au surplus, elle les démantelait de soi,
prenant secrètement mon parti contre elle-même, quel mal y a-t-il à ce que je
vous dise que je vous aime ? Vous êtes veuve. L’honneur d’un mari, pas
plus que le vôtre, ne s’en peut trouver offensé. Et si je ne suis pas haut
assez pour prétendre à votre main, suis-je trop bas pour vous dire en tout
révérend respect la profonde amour que j’ai conçue pour vous ?
Je fus moi-même le premier étonné d’avoir prononcé si
légèrement des paroles aussi graves. Mais c’est bien là le piège où l’on tombe
toujours. Sans le petit billet qu’elle m’avait dépêché (et dont maintenant je
chérissais jusqu’à l’orthographe), je n’eusse jamais osé rêver que la duchesse
se pût bailler à moi. Mais cette idée nouvelle, me frappant avec une incrédible
force dans le désert de ma vie (Doña Clara départie, Angelina si lointaine),
m’avait, en un instant, inspiré pour elle un appétit si violent qu’il
exprimait, pour la séduire, des sentiments passionnés, qu’assurément je
nourrirais pour elle s’il était satisfait. C’est ainsi, belle lectrice, que le
langage de l’amour anticipe toujours sur sa réalité, comme bien vous savez,
vous qui répondez « Je vous aime » à l’homme que vous agréez, sans
être davantage certaine de vos sentiments que de ceux qu’il professe pour vous…
Je vis bien que la petite duchesse, fort rosissante et le
tétin houleux, avait peine à reprendre son vent et haleine, et à plus forte
raison sa voix, d’autant qu’elle ne savait véritablement plus quoi dire, maugré
son usance du monde, ayant dépassé le stade où elle eût pu se prétendre
offensée, et n’ayant pas encore atteint celui où elle eût pu s’avouer
consentante. Et qu’elle fût toutefois, à cette pensée-là connivente, je le
discernai avec un émeuvement tel et si grand que m’accoisant, moi aussi, je me
mis à ses genoux, et lui prenant les mains, je les baisai, toutefois sans la
fureur que j’y avais mise de prime, mais avec une douceur révérente, afin
qu’elle entendît bien que mon respect pour elle n’était point diminué par
l’abandon où je la voyais.
— Monsieur, dit-elle à la parfin d’une voix quasi
éteinte et cette fois sans contrefeindre courroux, asseyez-vous de grâce et me
dites en quelques détails ce qu’il en est de votre
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