La Poussière Des Corons
raisonner. Tout son équilibre est bouleversé, c’est compréhensible !
Je soupirai, sans répondre. Oui, elle avait raison. Et là
encore, c’était moi l’unique responsable. Si Charles avait été le père de Jean,
rien de tout cela ne se serait produit. Cette unique faute pesait lourdement
sur ma vie. Je m’étais crue sauvée, lorsque Charles m’avait épousée. Comme je m’étais
trompée !
Je vécus dès lors amputée d’une partie de moi-même. En moi, un
grand vide s’était fait, et j’entendais, au plus profond de mon cœur, une
lamentation ininterrompue, qui me disait le mal de mon petit. Je me laissais
vivre, je m’engourdissais dans ma souffrance. Charles souffrait avec moi. Il m’entourait
de davantage de tendresse, comme pour compenser l’absence de mon enfant. Nous
nous rapprochions, pour mieux lutter, à deux, contre la tristesse de notre vie
sans lui. Mais rien ne pouvait me consoler du départ de Jean.
A mes beaux-parents, qui croyaient depuis toujours que Jean
était le fils de Charles, nous n’avons pas pu dévoiler la vérité. Charles a
inventé une histoire de stages qui éloignaient Jean de la maison pendant une
période indéterminée. Emmurée dans mon désespoir, j’ai accueilli leur réaction
avec indifférence. Je crois, d’ailleurs, qu’ils ont admis l’explication de
Charles sans problèmes. Ils étaient suffisamment pris avec leurs propres soucis.
La santé de Pierre se dégradait ; quant à Jeanne, plus grand-chose ne l’intéressait.
Ma petite amie d’en face, Marcelle, réclama Jean à plusieurs
reprises. Elle avait maintenant huit ans ; c’était une jolie petite fille
aux boucles blondes. Je me disais que j’aurais aimé avoir une petite fille
comme elle, qui m’aurait sauvée de ma neurasthénie. Je reportais sur elle toute
ma tendresse inemployée.
Très souvent, elle me disait :
— Et Jean, Madeleine ? Quand revient-il ?
Ses questions m’étaient douloureuses. Je répondais
évasivement :
— Dans quelques semaines, sans doute.
Elle soupirait. Presque autant qu’à moi, Jean lui manquait. Elle
lui vouait une véritable adoration depuis le jour où il l’avait défendue contre
un groupe de garnements qui lui avaient chipé son ballon. Jean avait chassé les
gamins, et rendu son ballon à la petite fille en pleurs. Il était, pour elle, un
héros. Elle venait toujours à la maison quand il se trouvait là, et le suivait
partout avec une fidélité de petit chien. Lui, acceptait sa présence avec une
condescendance amusée. Et, depuis que Jean m’avait quittée, comme moi, elle
portait un cœur lourd.
Pour Charles, j’essayai de réagir. Je m’obligeai à croire à
un retour possible de Jean. Je savais par Juliette qu’il vivait chez Henri, qu’il
refusait toujours farouchement de revenir chez nous. Pourtant, je voulais
croire qu’il me reviendrait. Instinctivement, je sentais que seul cet espoir me
permettrait de vivre. Sans lui, je me serais laissée mourir.
Cette épreuve m’avait marquée, vieillie prématurément. J’avais
trente-huit ans, et déjà des cheveux blancs.
*
Mon problème personnel m’occupait tellement que les
difficultés extérieures m’étaient secondaires. Pourtant, rien n’allait plus. Le
chômage s’aggravait, des grèves éclataient, les prix grimpaient de plus en plus.
Charles, bien souvent, ouvrait notre poste de T. S. F. et écoutait les
informations, le front soucieux. Moi, je n’y comprenais pas grand-chose. J’entendis
parler du rattachement de l’Autriche à l’Allemagne, et des accords de Munich. Dans
le coron, tous les hommes en parlaient. L’inquiétude nous gagnait peu à peu.
— Tout cela finira mal, disait Charles en hochant
la tête avec pessimisme. Nous aurons la guerre, si ça continue.
Je le regardai avec incrédulité. Comment une chose pareille
était-elle possible ? Je me souvenais d’une autre guerre, qui m’avait pris
mon père et ne m’avait apporté que tristesse et désolation. Je n’osais pas
croire que cela pouvait se reproduire.
L’hiver passa, et je vivais toujours séparée de mon enfant. Juliette
venait me voir de temps en temps, et me donnait de ses nouvelles. Rien n’était
changé, il ne voulait toujours pas revenir. À ma peine de l’avoir perdu venait
s’ajouter une rancune envers Henri. Je me disais que, trop content d’avoir
récupéré Jean, il l’approuvait dans son choix de ne plus me revoir. J’avais
même pensé à aller lui
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