La Poussière Des Corons
amendes est supprimé, me dit
Charles un jour. Ce n’est pas trop tôt. Et on ne peut plus licencier quelqu’un
sans raison. Dorénavant, pour être licencié ou simplement déclassé, il faudra
une faute grave.
Cet été-là, pour la première fois de ma vie, je vis la mer. Nous
fîmes le voyage en groupe, avec beaucoup d’autres, par le train, jusqu’à
Malo-les-Bains. Nous avions à l’époque des billets de congés populaires à tarif
réduit, les billets Lagrange. Il y eut des trains spéciaux mis à la disposition
des mineurs, et nous pûmes en profiter.
Le parcours se fit dans l’euphorie. Grisés par une véritable
sensation de liberté, nous chantions les chansons alors à la mode : Tout va très bien, madame la Marquise ,
Le Lycée Papillon de Ray Ventura
et ses Collégiens, ou encor e Quand mon cœur fait boum ! de Charles Trénet.
A l’issue du voyage, nous avons fait connaissance avec la
mer, qui me fascina. Si je ferme les yeux, je sens encore le vent du large, j’entends
les cris des mouettes. Ce fut, pour moi, une véritable découverte.
Les années suivantes furent, de cette façon, beaucoup plus
faciles. Les mineurs travaillaient maintenant avec le respect qui leur était dû.
Pour nous, leurs femmes, un grand progrès vint également rendre notre vie plus
aisée : ce fut l’installation, dans les maisons, de l’eau courante. Nous n’étions
plus obligées de sortir, par tous les temps, pour ramener de l’eau. Finie, l’époque
où il fallait revenir courbée sous le poids des seaux.
Ma belle-mère dépérissait près de Pierre malheureux et
impuissant à la retenir, Pierre qui avait des ennuis avec ses poumons qui
allaient de moins en moins bien.
Moi, j’avais pris l’habitude de ne voir Jean qu’en fin de
semaine et pendant les vacances. Charles m’entourait de tant d’amour que j’avais
fini par m’y faire, à la longue. C’est pourquoi, lorsque l’orage éclata, je n’étais
pas prête à y faire face. Pendant deux ans, je m’étais endormie dans la routine,
je m’étais laissée vivre. Et puis, brutalement, l’année 1938 m’apporta ce qui devait
être l’une des épreuves les plus douloureuses de ma vie.
4
C’ÉTAIT un samedi. Jean était un peu en retard. Lorsqu’il
revint, Charles, qui faisait cette semaine-là le poste de l’après-midi, n’était
pas rentré. J’étais donc seule à la maison. Dès que mon fils entra, je vis, à
son regard, que quelque chose n’allait pas. Il ne m’embrassa pas comme d’habitude,
et je remarquai qu’il avait l’air de quelqu’un qui vient de recevoir un choc.
Tout de suite inquiète, je l’ai interrogé. Si j’avais su me
taire, pourtant ! Il ne m’aurait peut-être rien dit. Mais je n’ai vu qu’une
chose : mon enfant me paraissait préoccupé, et je voulais effacer le pli
qui barrait son front. Alors, sans aucune méfiance, j’ai demandé :
— Quelque chose ne va pas, mon chéri ? Tu
sembles inquiet.
. Il m’observa un instant, une incertitude dans les yeux. Il
hésita, sembla prêt à parler, et finalement se tut. Intriguée, et totalement
inconsciente de ce qui allait suivre, j’ai insisté :
— Voyons, qu’y a-t-il ? Tu ne veux pas me le
dire ?
Il me regarda de nouveau, semblant peser le pour et le
contre. Et puis, il se décida :
— Maman… Je voudrais… je voudrais te demander
quelque chose. Mais avant, promets-moi, jure-moi de me dire la vérité.
Là encore, je ne me suis pas doutée un seul instant de ce
que cela pouvait être. Je fus même un peu amusée par l’air grave de mon fils, et
c’est en souriant que j’ai répondu :
— Je te le promets. Alors, de quoi s’agit-il ?
Il ne le dit pas tout de suite. Il devait sentir, instinctivement,
que sa question allait tout détruire. Il respira profondément, et il me sembla
qu’il avait pâli. Puis, presque tout bas, il demanda :
— Maman… Est-ce vrai que papa n’est pas mon vrai
père… que… que c’est Henri ?
Pétrifiée de stupéfaction, je n’ai pas pu répondre. Dans les
secondes qui suivirent, mon cerveau, bloqué, n’a pas su réagir clairement. J’étais
anéantie. La première pensée qui m’est venue a été : comment sait-il ?…
Et, totalement désorientée à mon tour, je n’ai pas pris garde au regard avec
lequel il me fixait, un regard suppliant, plein d’espoir en même temps, qui
criait à lui seul son besoin d’être rassuré. Le choc était trop rude. Je n’ai
pas
Weitere Kostenlose Bücher