La Poussière Des Corons
bain chauffait doucement au bord de la cuisinière. Soudain,
la porte s’ouvrit. Georges, le plus jeune frère de Charles, entra, l’air
complètement affolé :
— Madeleine ! Viens vite, Charles se bat
avec Albert Darent ! Viens, il faut les arrêter !
Suivie de Juliette, je me précipitai hors de la maison. Au
bout de la rue, devant le carreau de la fosse, il y avait un attroupement. Je
courus derrière Georges, aussi vite que me le permettait mon ventre alourdi. Lorsque
j’approchai, les hommes s’écartèrent. Alors je les vis. Ils se battaient comme
des brutes. Ils avaient roulé par terre et, dans la poussière, se donnaient des
coups avec acharnement. Horrifiée, je criai :
— Charles ! Arrête !
Il ne m’entendit pas, ou, s’il m’entendit, ne m’écouta pas. Avec
un sanglot d’impuissance, je regardai autour de moi :
— Mais, dis-je aux autres, arrêtez-les !
L’un d’eux secoua la tête :
— Impossible de les séparer. Laissez-les, il y
avait trop longtemps que ça couvait, il fallait que ça explose !
Incompréhensive, je n’osai pas questionner. Que voulait-il
dire ? Que s’était-il passé ? Charles, jamais, n’avait fait allusion
à Albert Darent en ma présence.
— Oh, dit Juliette, il faut faire quelque chose !
Ils vont se tuer !
J’avais peur pour Charles. Albert Darent était brutal et
fort comme un taureau, et il cognait avec une rage aveugle. Je criai de nouveau :
— Oh Charles ! Je t’en supplie, arrête !
Je le vis relever la tête. Rassemblant ses forces, il donna
dans la mâchoire de Darent un tel coup que celui-ci tomba dans la poussière et
ne bougea plus.
— Eh bien, il a son compte, dit quelqu’un.
Charles se releva, regarda autour de lui :
— J’espère que ça lui servira de leçon, prononça-t-il
clairement. Et si quelqu’un s’avise de répéter ses insinuations, il aura
affaire à moi.
Il vint vers moi. Son aspect m’effraya. Dans son visage noir
de charbon, du sang coulait, au niveau du sourcil gauche, et au coin de la
lèvre. Un de ses yeux était enflé.
— Que s’est-il passé ? demandai-je avec des
sanglots dans la voix.
— Viens, me dit-il, rentrons à la maison.
Georges et Juliette nous laissèrent seuls. Dans la cuisine, après
qu’il se fut lavé, je nettoyai et pansai les plaies de son visage, et appliquai
une compresse d’eau froide sur son œil qui gonflait. De nouveau, je demandai :
— Dis-moi, Charles, pourquoi t’es-tu battu ?
— C’est ce salaud, dit Charles, je ne pouvais
plus supporter ses insinuations.
— De quoi parles-tu ? Quelles insinuations ?
— Si tu savais… Tous les jours, il ricanait en me
voyant, avec un air entendu, il me lançait des réflexions comme : « Alors,
bientôt papa ? » Je serrais les poings et ne répondais pas. Aujourd’hui,
il m’a dit : « Tu ferais bien de t’assurer qu’il est vraiment de toi,
ce gosse. Moi, j’ai une autre idée sur la question. » Alors, Madeleine, j’ai
vu rouge, et je me suis jeté sur lui. Tu comprends, je ne peux pas supporter qu’il
parle ainsi, qu’il te salisse de cette façon.
Je baissai la tête, malheureuse, incapable de répondre. Ce
qu’avait dit Albert Darent était vrai, après tout, et c’était pour moi que
Charles s’était battu, pour me défendre comme il le faisait depuis notre
enfance.
— Ne crains rien, Madeleine, il ne recommencera
pas. Je crois que la leçon lui aura suffi.
Je ressentais une sorte de malaise, qui mit longtemps à me
quitter. J’étais triste pour Charles, qui aurait, pensai-je, mérité mieux que
moi. Et j’étais pleine de crainte envers Albert Darent, car je me doutais bien
que, loin de se tenir tranquille, il chercherait au contraire à se venger de la
défaite qu’il avait subie.
*
Peu après, d’autres difficultés occupèrent nos pensées. Des
rumeurs de grève circulèrent de nouveau. Les salaires étaient insuffisants car
les prix avaient maintenant quadruplé. De plus, le charbon, augmenté lui aussi,
coûtait dix-sept francs le quintal, sans augmentation pour l’ouvrier. Le
mécontentement grandissait. Au début du mois de mars, Charles, rentrant du
travail, m’annonça :
— Ça y est, la grève est décidée.
Il y eut, comme à chaque fois, d’interminables pourparlers
entre les syndicats et les compagnies, personne ne voulant céder. J’avais peur.
Chaque grève me remettait en mémoire celle de 1906, et je revoyais
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