La règle de quatre
tout bas, à l’intention de Charlie :
— Quoi qu’on fasse, il ira. Il vaut mieux qu’on soit là. Taft ne pourra rien contre nous trois, dis-je.
Charlie pousse un long soupir, soufflant un nuage de buée. Il gare la voiture, remonte les vitres et retire la clef de contact.
Nous avançons péniblement dans la neige jusqu’à l’immeuble gris. Le bureau de Taft se niche quelque part dans les entrailles de McCosh, là où les couloirs sont si étroits et les escaliers si raides qu’on les arpente en file indienne. Difficile de croire que Taft trouve son bonheur dans un endroit aussi sinistre, qu’il y vive, y respire. Même moi, je m’y sens à l’étroit. Pour Charlie, ce doit être l’enfer.
Il est là, derrière moi. La présence réconfortante de ce géant m’encourage à continuer. S’il n’était pas venu, je n’aurais pas tenu le coup.
Paul nous entraîne dans un dernier couloir, vers la pièce du fond. À cause du week-end et des vacances, les bureaux sont fermés et plongés dans le noir, à l’exception de celui de Taft, d’où filtre un mince filet de lumière. La peinture est écaillée par endroits sur sa porte, se corne près du bord, le long du montant. Une ligne décolorée témoigne d’une inondation ancienne dans les tunnels à vapeur situés sous le sol. La tache n’a pas été repeinte depuis l’arrivée de Taft, à une époque antédiluvienne.
Alors que Paul s’apprête à frapper, une voix se fait entendre de l’intérieur.
— Tu es en retard ! gronde Taft.
La poignée grince quand Paul la tourne. Charlie bute dans mon dos.
— Avance, chuchote-t-il en me poussant.
Taft est assis derrière un bureau de facture ancienne, calé au fond d’un fauteuil de cuir. Il a jeté sa veste de tweed sur le dossier et roulé ses manches. Il corrige un manuscrit. Le stylo rouge qu’il tient entre les doigts semble minuscule dans sa grosse poigne.
— Que font-ils là ? demande-t-il.
— Donnez-moi le plan, réagit Paul.
Taft regarde Charlie, puis se tourne vers moi.
— Asseyez-vous, ordonne-t-il en montrant deux chaises.
Je feins de l’ignorer et pose mon regard ailleurs. Les murs sont tapissés d’étagères de bois. Les livres retirés des rayons ont laissé des traces dans la poussière. Entre son bureau et la porte, la moquette est usée.
— Asseyez-vous ! répète Taft.
Charlie, pressé d’en finir, assoit Paul de force sur une chaise. Taft s’essuie la bouche avec un mouchoir.
— Tom Sullivan, dit-il, soudain frappé par ma ressemblance avec mon père.
Je hoche la tête. Au-dessus de lui, un ancien pilori est accroché au mur, la mâchoire ouverte. Les livres reliés de cuir rouge et dorés sur tranche sont les seules touches de couleur dans la pièce.
— Fichez-lui la paix, rétorque Paul, penché en avant. Où est le plan ?
Son aplomb m’impressionne.
— Allons, allons ! dit Taft en portant une tasse de thé à ses lèvres.
Je n’aime pas son regard. On dirait qu’il n’attend que cela, que l’un de nous se jette sur lui. Il s’arrache enfin à son fauteuil, retrousse ses manches encore plus haut et se dirige d’un pas lourd vers un pan de mur où, entre deux étagères, s’encastre un coffre-fort. Il fait la combinaison, tire le levier. La porte glisse sur ses gonds. Il plonge ensuite sa main velue dans le coffre, en extirpe un carnet relié de cuir.
— C’est ça ? demande Paul d’une voix étouffée.
Taft l’ouvre et lui tend une lettre dactylographiée à en-tête de l’institut, datée d’il y a deux semaines.
— Je veux que tu saches où nous en sommes, répond Taft. Lis ceci.
Voyant l’effet de la lettre sur Paul, je me penche sur son épaule pour la lire avec lui.
Monsieur le doyen Meadows,
Suite à notre conversation du 12 mars dernier au sujet de Paul Harris, je suis en mesure de vous communiquer les informations suivantes. M. Harris a obtenu plusieurs reports d’échéance et a été très discret sur la nature de ses travaux. En lisant le rapport d’étape qu’il m’a remis la semaine dernière, j’ai compris la raison de cette discrétion. Vous trouverez, jointe à la présente, une photocopie de l’article dont je suis l’auteur, « Le Mystère enfin résolu : Francesco Colonna et l’ Hypnerotomachia Poliphili », et dont la parution est prévue dans le numéro de la rentrée du Renaissance Quarterly. Je joins également une photocopie du rapport d’étape de M. Harris,
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