La règle de quatre
l’étagère mon exemplaire du Paradis perdu de John Milton, que je comptais emporter.
— Galien, répondit-il.
— Qui ?
— Après Hippocrate, c’est le plus célèbre des médecins grecs de l’Antiquité, le deuxième père de la médecine occidentale.
À présent, cela me revenait. Charlie l’avait étudié dans un cours d’histoire des sciences. Même pour la Renaissance, Galien n’était pas une jeunesse : il était mort treize siècles avant la publication del’ Hypnerotomachia.
— Et pourquoi Galien ?
— Je pense qu’il faut chercher du côté de l’anatomie. Francesco croyait sûrement à l’existence d’un organe où se mêlaient l’âme et le sang.
Charlie passa la tête dans l’entrebâillement de la porte, une pomme à moitié entamée à la main.
— Alors, les néophytes, on aborde enfin des choses sérieuses ? lança-t-il, nous ayant entendus évoquer la médecine.
Paul l’ignora et poursuivit, désignant une des illustrations du livre :
— Un organe comme celui-là : la rete mirabile ; un réseau de nerfs et de petits vaisseaux sanguins situé à la base du cerveau. Selon Galien, c’est là que les esprits vitaux se transforment en esprits animaux.
— Alors, qu’est-ce qui ne marche pas ? dis-je en consultant ma montre.
— Je ne sais pas. Ça ne donne rien pour décoder le texte.
— Parce que cet organe n’existe pas chez les humains, déclara Charlie.
— Comment ça ?
Charlie leva la tête, croqua un dernier morceau de sa pomme.
— Galien n’a jamais disséqué de corps humain. Il a trouvé ses rete mirabile sur un bœuf et un mouton.
Paul en resta bouche bée.
— Il racontait aussi n’importe quoi sur l’anatomie cardiaque, ajouta Charlie.
— Il n’y a pas de septum ? s’exclama Paul, comme s’il comprenait ce que Charlie voulait dire.
— Il y en a un. Mais il n’a pas de pores invisibles, comme le croyait Galien.
— C’est quoi, le septum ? demandai-je.
— Une cloison qui sépare les deux parties du cœur.
Charlie s’empara du livre de Paul et tourna les pages à la recherche d’un schéma du système circulatoire.
— Galien s’est complètement planté. Il prétendait qu’il y avait, dans le septum, de petits trous par où le sang circulait entre les ventricules.
— Il n’y en a pas ?
— Non ! s’écria Paul. Mondino de Luzzi commet d’ailleurs la même erreur, André Vésale et Michel Servet l’ont compris, mais pas avant le milieu du XVI e siècle, Léonard de Vinci a suivi Galien. Harvey n’a pas décrit le système circulatoire avant le XVII e . Or cette énigme date de la fin du XV e siècle, Charlie. Il s’agit forcément des rete mirabile ou du septum. Personne ne savait, à l’époque, que l’air se mélange au sang dans les poumons.
— Personne en Occident, rectifie Charlie en s’esclaffant. Les médecins arabes, eux, l’avaient découvert deux siècles avant que votre type ne ponde son pavé.
Paul se mit à fouiller dans ses dossiers. Croyant l’affaire réglée, je me préparai à partir.
— Il faut que je file. À plus tard, les mecs.
Au moment où je sortais, Paul trouva enfin ce qu’il cherchait — un texte qu’il avait traduit du latin quelques semaines plus tôt : le troisième message de Colonna.
— Le médecin arabe… Ibn al-Nafis ?
Charlie hocha la tête.
— Celui-là même.
Paul ne tenait plus en place.
— Alors, Francesco a dû puiser le texte chez Andréa Alpago de Belluno.
— Qui ?
— L’homme dont il parle dans son message, le « disciple du vénérable Ibn al-Nafis ». Comment dit-on « poumon », en latin ? Pulmo ?
J’avais déjà un pied dans la porte. Paul m’arrêta.
— Tu n’attends pas de voir ce que ça donne ?
— J’ai rendez-vous avec Katie dans dix minutes.
— Il en faudra quinze. Peut-être trente.
Je crois qu’il se rendit vraiment compte, à ce moment-là, à quel point les choses avaient changé.
— À demain matin, dis-je.
Charlie sourit et me souhaita tout le plaisir possible.
Pour Paul, ce fut une nuit capitale. Il comprit qu’il m’avait perdu pour de bon. Il comprit également que, vu la maigre récolte des quatre premiers messages de Colonna, le dernier ne livrerait jamais la totalité du secret. La deuxième moitié del’ Hypnerotomachia, que nous avions considérée comme du remplissage, devait forcément contenir d’autres textes codés. L’assurance de Paul,
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