La règle de quatre
arrivée, le club, fleuron de Prospect Avenue, brille de tous ses feux. Des remparts de neige s’élèvent le long du mur de brique qui entoure le bâtiment, mais le chemin qui conduit à l’entrée a été dégagé, tapissé d’une fine couche de gravillons noirs. Comme du sel, les petits cailloux ont fait fondre la glace. Quatre banderoles verticales ornées de bandes vert et or couvrent les baies vitrées.
Gil gare sa voiture sur son emplacement réservé. Les membres du club et les quelques autres invités arrivent deux par deux et pénètrent dans le club, assez lentement pour éviter la bousculade. Les étudiants de quatrième année sont par tradition les derniers arrivants.
« En général, ils sont chaudement applaudis en leur qualité de futurs diplômés », me dit Gil en coupant le contact.
Nous franchissons le seuil. Le club est déjà bondé. Dans l’air flottent la chaleur des corps, l’odeur de l’alcool et des victuailles, le brouhaha des conversations qui se nouent et se dénouent. Des applaudissements et des acclamations saluent l’entrée de Gil. Les étudiants de deuxième et de troisième années se retournent pour lui tendre la main. Certains crient son nom et, pendant quelques secondes, on s’imagine que cette nuit peut encore être celle dont il a tant rêvé, la plus belle de sa vie à Princeton, aussi inoubliable que, jadis, celle de son père.
— Eh bien, voilà, me dit-il, sourd aux applaudissements qui s’éternisent.
Il jette un regard alentour, prend la mesure de la transformation du club. La logistique, la planification, les conversations avec les fleuristes et les traiteurs, tout cela est son œuvre, le fruit d’une activité fébrile, sans rapport, je m’en rends compte à présent, avec une simple excuse pour quitter notre appartement lorsque les choses tournaient mal. Tout a changé. Les fauteuils et les tables ont disparu. À leur place, aux quatre coins du vestibule, on a disposé des tables couvertes de magnifiques nappes de soie vert émeraude sur lesquelles trônent des plats de porcelaine débordants de mets. Derrière chaque table et derrière le bar, à notre droite, un maître d’hôtel en gants blancs attend qu’on le sollicite. Il y a des fleurs partout, mais pas une tache de couleur : lys blancs et orchidées noires, plus quelques variétés que je ne connais pas. Les panneaux de chêne s’effacent derrière un tourbillon de smokings et de robes longues.
— Monsieur ? demande un serveur cravaté de blanc surgi de nulle part, un plateau de canapés et de truffés à la main. Agneau, dit-il en montrant d’un geste du menton la droite du plateau. (Puis, désignant la gauche) : Chocolat blanc.
— Sers-toi, dit Gil.
J’obéis. La faim qui m’a torturé toute la journée, ces repas sautés et l’affreuse nourriture de l’hôpital, tout remonte aussitôt. Quand un deuxième serveur vient proposer ses flûtes dechampagne, je me sers encore. Les bulles me montent à la tête, m’aident à ne pas penser à Paul.
Des musiciens commencent à jouer dans l’alcôve de la salle à manger, là où, d’habitude, on range les vieux fauteuils. On a installé un piano et une batterie dans un coin, laissant assez de place, au milieu, pour une basse et une guitare électrique. Pour l’instant, l’orchestre joue du rythm and blues classique. Plus tard, je le sais, si la volonté de Gil est exaucée, ce sera du jazz.
— Je reviens, prévient-il.
Il s’échappe dans l’escalier. À chaque marche, un membre l’arrête pour lui chuchoter quelques mots aimables, lui sourire, lui serrer la main ou même, parfois, le prendre dans ses bras. En passant, Donald Morgan lui donne une accolade étudiée : félicitations sincères de l’homme qui veut être calife à la place du calife. Des étudiantes de troisième année, un peu grisées, lui lancent des regards embrumés, tout à leur chagrin de le perdre. Il est le héros de la soirée, à la fois hôte et invité d’honneur. Partout où il ira, il sera entouré. Mais sans ses amis proches, il a déjà l’air seul.
— Tom ! dit une voix dans mon dos.
Je me retourne. L’air s’emplit soudain d’un parfum unique, celui que la mère de Gil et la petite amie de Charlie ont certainement porté, car il a sur moi le même effet. J’ai été un imbécile de croire que je préférais Katie avec les cheveux remontés et le tee-shirt sortant de son jean. Dans sa longue robe noire que rehaussent ses
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