La règle de quatre
mère. Je n’ai jamais su ce que c’était, mais je l’ai toujours l’adoré.
Gil parle toujours de sa belle-mère. Jamais de sa mère. Sa tendresse le trahit.
— Tu sais pourquoi ils ont rompu ? demande-t-il.
— C’est elle qui a rompu, je crois.
— Non. C’est lui. Il en avait marre de ramasser ses affaires. Elle oubliait toujours un truc dans la chambre — un pull, un sac, n’importe quoi — et Charlie devait le lui rapporter à chaque fois. Il ne se rendait pas compte qu’elle le faisait exprès, que c’était sa façon à elle de lui donner une raison de passer la voir le soir. Charlie a toujours mis ça sur le compte de la négligence.
Je me bats avec mon nœud papillon. J’ai du mal à le nouer entre les pointes du col. Ce bon vieux Charlie… La propreté du corps reflète celle de l’âme, dit le proverbe.
— Ce n’est pas elle qui a rompu, poursuit Gil. Les filles qui tombent amoureuses de Charlie ne rompent jamais. C’est lui qui les largue.
Ce qu’il insinue ne m’échappe pas : il ne faut pas occulter ce trait de caractère de Charlie, son côté grincheux. Comme si cela expliquait les problèmes que Gil a eus avec lui.
— C’est un brave type, dit-il pour se rattraper.
Il semble soulagé de s’être arrêté là. Dans la pièce, on n’entend que le tissu qui se froisse lorsque je recommence mon nœud. Gil s’assied sur le matelas et passe ses doigts dans ses cheveux. Il a pris cette habitude quand ils étaient plus longs. Sa main ne s’est pas encore adaptée à sa nouvelle coiffure.
Je finis par réussir. Mon nœud ressemble à une noix ailée. Je vérifie dans le miroir. Ça ira. J’enfile ma veste. Elle est exactement à ma taille. Mieux que mes propres costumes.
Gil contemple son reflet comme s’il fixait un tableau. Son mandat de président de l’Ivy Club touche à sa fin. Demain, le club sera dirigé par une nouvelle équipe, des membres qu’il a choisis suite aux épreuves de sélection. Gil ne sera plus qu’un fantôme dans sa propre maison. Ce qu’il a connu de mieux à Princeton est sur le point de disparaître.
— Au fait, dis-je, tâche de t’amuser ce soir.
J’ai l’impression qu’il ne m’entend pas. Il pose son portable sur le chargeur et regarde la lumière clignoter.
— J’aurais préféré que ça se passe autrement, dit-il.
— Ne t’inquiète pas. Il s’en sortira.
Il laisse sa main sur l’écrin de bois où il range ses objets précieux et en balaie la poussière. Dans la moitié de la pièce qu’occupe Charlie, tout est vieux mais impeccable : une paire de chaussures de gym, qui date de la première année, est soigneusement rangée au bord de la penderie, les lacets glissés à l’intérieur ; les baskets de l’année dernière servent encore le week-end. Du côté de Gil, les objets sont désincarnés, neufs, mais couverts de poussière. Il sort de l’écrin sa montre en argent des grands jours. Elle s’est arrêtée. Il la remonte doucement.
— Quelle heure as-tu ?
Je tends le bras et il règle son heure sur la mienne. Dehors, il fait nuit. Gil prend ses clefs et son portable.
— Pour mon père, le bal de l’Ivy Club, la dernière année, a été le plus beau jour de sa vie à Princeton. Il nous en parlait tout le temps.
Je pense à Richard Curry, à ce qu’il a raconté à Paul de ses années à l’Ivy Club.
Il disait qu’il vivait un rêve. Un rêve parfait.
Gil porte sa montre à son oreille. Il écoute, comme s’il y avait quelque chose de miraculeux dans ce tic-tac, un océan prisonnier d’un coquillage.
— Prêt ? dit-il en glissant le bracelet autour de son poignet.
Maintenant, c’est moi qu’il regarde, vérifiant les plis de mon smoking.
— Pas mal, dit-il. Je crois qu’elle appréciera.
— Et toi, ça va ?
Il ajuste sa veste, hoche la tête.
— Je ne suis pas sûr que je raconterai cette soirée à mes enfants. Mais oui, ça va.
Nous jetons un dernier regard dans la pièce avant de refermer la porte. Une fois les lumières éteintes, les ombres ont repris leurs droits. Dehors, la lune me fait songer à Paul, silhouette solitaire sillonnant le campus dans son manteau d’hiver élimé.
Gil regarde sa montre.
— Nous serons à l’heure, dit-il.
Ainsi, en smoking noir et chaussures assorties, Gil et moi nous dirigeons vers la Saab, entre les bancs de neige aux couleurs de la nuit.
Un bal costumé , a précisé Gil. C’en est un. À notre
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