La règle de quatre
pleine discussion avec deux étudiantes de troisième année.
— C’est tout ?
Je m’attends qu’elle me parle de Donald, pour me rappeler que j’aurais dû être présent dans cette passe difficile.
— Oui. Il a viré Parker du comité de sélection.
Le ton de sa voix m’indique que l’incident est clos, mais mon sang ne fait qu’un tour.
— Je vais dire deux mots à Parker, déclaré-je.
— Non, Tom. Pas ce soir.
— Il ne peut pas se comporter comme…
— Écoute, coupe-t-elle, ça suffit. Je n’ai pas l’intention de laisser ce type nous gâcher la soirée.
— Je voulais seulement lui…
Elle pose un doigt sur mes lèvres.
— Je sais. Éclipsons-nous.
Autour de nous gravitent les smokings, les conversations, les verres de vin et les hommes munis de plateaux d’argent. C’est la magie de l’Ivy : nous ne sommes jamais seuls.
— Que dis-tu du bureau du président ? proposé-je.
— D’accord. Je demande à Gil.
À sa manière de prononcer son nom, je m’aperçois qu’il lui inspire une confiance absolue. Gil s’est montré chic avec elle, plus que chic même et probablement sans le vouloir. Elle l’a alerté au sujet de Parker alors que j’étais aux abonnés absents. Sans doute prise-t-elle les conversations qu’ils ont au petit déjeuner, bien que lui n’y attache pas la même importance. Gil a agi en grand frère avec Katie, comme avec moi la première année.
— Allez-y, lui répond Gil. Le bureau est vide.
Je suis Katie dans l’escalier, fasciné par l’ondulation des muscles sous la robe, sa démarche féline, ses hanches étroites.
En allumant les lampes, je retrouve la pièce où Paul et moi avons passé tant de nuits studieuses. Rien n’a changé, les préparatifs du bal n’ont pas bouleversé ce lieu où les notes, les dessins et les piles de livres à hauteur d’homme composent une étrange géographie.
— Il fait plus frais, ici, dis-je, à court d’idées.
Les thermostats ont été baissés dans tout le bâtiment pour éviter qu’on n’étouffe au rez-de-chaussée. Paul a scotché des notes de part et d’autre du manteau de la cheminée ; ses diagrammes tapissent les murs. Colonna nous cerne.
— Si on allait ailleurs ? propose Katie.
Est-ce la crainte de violer l’intimité de Paul, ou que Paul ne vienne violer la nôtre ? Plus nous restons là, immobiles, à absorber la pièce des yeux, plus je sens le fossé se creuser entre nous. Le cadre ne se prête pas à nos retrouvailles.
— Tu as entendu parler du chat de Schrödinger ?
Ma question est déroutante mais elle traduit mon état d’esprit du moment et je ne suis pas très inspiré.
— En cours de philo ? demande-t-elle.
— N’importe où.
Comme ses étudiants séchaient lamentablement, devant v=e²/r, mon professeur de physique avait cité le chat de Schrödinger pour illustrer les principes de la mécanique quantique. Soit un chat imaginaire placé dans une boîte hermétique et opaque, dans laquelle on introduit un flacon de cyanure qui s’ouvrira suite à l’activation d’un compteur Geiger. Le hic, c’est qu’il est impossible de déterminer si le chat est mort ou vivant avant d’ouvrir la boîte : selon les lois de la probabilité, on ne peut considérer le chat ni comme mort ni comme vivant jusqu’à ce qu’on soulève le couvercle.
— Je connais, et alors ?
— J’ai l’impression que le chat n’est ni mort ni vivant en ce moment. En fait, il n’est rien.
Katie est perplexe.
— Tu voudrais ouvrir la boîte, remarque-t-elle enfin, en s’asseyant sur le rebord de la table.
Je hoche la tête et je me hisse à côté d’elle. L’énorme planche de bois nous accueille en silence. Je ne sais pas comment lui dire la suite : que séparément nous sommes le savant à l’extérieur de la boîte ; qu’ensemble nous sommes le chat.
Plutôt que de répondre, d’un doigt elle me caresse doucement la tempe droite, glisse mes cheveux derrière mon oreille comme si mes paroles étaient irrésistibles. Peut-être tient-elle déjà la clef de l’énigme. Nous sommes trop grands pour la boîte de Schrödinger, cherche-t-elle à me dire. Et comme tous les chats, nous avons neuf vies.
— Il neige parfois, dans l’Ohio ? demande-t-elle, changeant de sujet délibérément.
Dehors, je le sais, ça tombe dru, et cette unique tempête nous offre l’hiver en concentré.
— Jamais en avril, répliqué-je.
Sur la table, quelques
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