La règle de quatre
morte un an plus tard.
J’aurais voulu dire quelque chose, mais toutes les paroles de réconfort dont on m’avait abreuvé sonnaient faux dans ma bouche.
Paul esquissa un sourire.
— Appelle-moi donc Oliver Twist, dit-il en formant un bol avec ses mains. « S’il vous plaît, monsieur. J’en veux encore un peu. »
Je lâchai un rire, sans trop savoir si c’était ce qu’il souhaitait.
— Je veux juste que tu comprennes ce que j’ai dit, pour ton père.
— Je sais.
— Je te l’ai dit parce que…
Sous la fenêtre, les parapluies étaient ballottés comme les crabes par le ressac. Le brouhaha s’amplifia dans le café. Désireux d’arranger les choses, Paul raconta son histoire. À la mort de ses parents, on l’avait envoyé dans une école catholique qui servait d’internat aux orphelins et aux adolescents fugueurs. Après avoir passé presque toutes ses études secondaires en compagnie des livres, il s’était inscrit à l’université, bien résolu à faire quelque chose de son existence. Il souhaitait rencontrer des amis aussi passionnés que lui. Finalement il se tut, gêné : il n’y avait pas grand-chose à ajouter.
— Où habites-tu ? demandai-je alors, sachant ce qu’il éprouvait.
— À Holder. Comme toi.
Il me montra l’annuaire des étudiants et la page écornée avec mon nom.
— Ça fait longtemps que tu me cherches ?
— J’ai vu ton nom ce matin.
Une tache rouge apparut dans la fenêtre. Encore un parapluie. Il vacilla un instant avant de disparaître de mon champ de vision.
– Tu veux un autre café ? demandai-je à Paul.
— Avec plaisir. Merci.
Ainsi débuta notre histoire.
Curieux comme on peut créer à partir du vide. Notre amitié s’est fondée sur du vide, parce que ce vide était au cœur de notre rapprochement. Après cette soirée, il me sembla de plus en plus naturel de bavarder avec Paul. Très vite, j’en vins à me dire qu’il n’avait peut-être pas tort, au fond, au sujet de mon père. Peut-être le partagions-nous vraiment.
— Tu connais sa phrase fétiche ?
Nous parlions de mon père et de l’accident, un soir, dans la chambre de Paul.
— Non.
— « Le plus fort prend au faible, mais l’intelligence a raison du plus fort. »
Paul sourit.
— C’était la devise de l’entraîneur de basket-ball de Princeton. Quand j’étais au collège, j’avais tenté ma chance auprès de l’équipe et mon père venait me chercher tous les jours à l’entraînement. Si je me plaignais d’être plus petit que les autres, il me rétorquait : « Peu importe la taille, Tom. N’oublie jamais que le plus fort prend au faible, mais que l’intelligence a raison du plus fort. » Il ressassait cette phrase tout le temps. Au bout du compte, j’en avais ras le bol.
— Tu crois que c’est vrai ?
— Quoi ? Qu’il suffit d’être intelligent pour triompher du plus fort ?
— Eh bien, oui.
J’éclatai de rire.
— C’est donc que tu ne m’as jamais vu jouer au basket.
— Moi, j’y crois. J’y crois vraiment.
— Tu plaisantes ?
Pendant des années, les brutes de son lycée l’avaient bousculé et intimidé dans les vestiaires.
— Pas du tout. La preuve ; on est là, non ?
Il insista légèrement sur le « on ».
Trois livres trônaient sur son bureau : une grammaire, la Bible, et le Document Belladone . Pour Paul, Princeton était une bénédiction. Il pouvait oublier tout le reste.
Chapitre 5
Nous marchons en direction d’Holder, au centre du campus. Les fenêtres hautes et étroites de la bibliothèque Firestone lancent des rais rougeoyants sur la neige. La nuit, avec ses murs de pierre qui protègent le monde extérieur du feu de la connaissance, on dirait une vieille chaudière. Un jour, j’ai rêvé que cette bibliothèque était infestée de rats, de millions de rats, lunettes sur le museau et bonnet sur la tête, qui frétillaient d’une page à l’autre, glissaient sur les mots, dévoraient les livres avec passion. Dans les passages plus tendus, où l’on voit les amants s’étreindre ou les bons vaincre les méchants, leurs moustaches prenaient une teinte phosphorescente et la bibliothèque n’était plus qu’une cathédrale de lampions oscillant doucement de droite à gauche.
— Bill m’attend ici, dit Paul, qui s’arrête brusquement.
— Tu veux que je vienne avec toi ? demande Gil.
— Merci, ça ira.
Dans sa voix, je perçois une
Weitere Kostenlose Bücher