La règle de quatre
D’accord. Bien. Ça va.
Pour Bill, l’évidence se décline en demi-teintes, comme s’il manquait un lien entre sa bouche et son cerveau. L’impression est trompeuse. Après quelques minutes de banalités, on entrevoit ce dont son cerveau est capable.
— Mauvaise journée, annonce-t-il en nous faisant entrer. Mauvaise semaine. Rien de grave. Ça va.
— Pourquoi tu n’as rien dit au téléphone ? demande Paul.
Stein ouvre la bouche, mais ne répond pas. Il porte la main à la bouche, élimine une miette coincée entre ses dents. Il est nerveux. Il joue avec la fermeture Éclair de son blouson et se tourne vers Paul.
— Tu as remarqué si quelqu’un avait consulté les mêmes documents que toi ?
— Pardon ? s’exclame Paul.
— Parce que quelqu’un a consulté les mêmes documents que moi.
— Bill, ce sont des choses qui arrivent.
— Celui de William Caxton ? Le microfilm d’Alde ?
— Caxton est un personnage important, précise Paul à mon adresse.
C’est la première fois que j’entends parler de William Caxton.
— L’article de 1877 ? s’écrie Bill. Le seul exemplaire est à l’annexe Forrestal. Et les Lettres de sainte Catherine d’Alde… (Il se tourne vers moi :) Contrairement à ce qu’on croit, ce n’est pas le premier incunable où l’on utilise l’italique… (Puis de nouveau vers Paul :). Quelqu’un a retenu le microfilm hier. Ça n’était pas arrivé depuis les années soixante-dix. 1971,1972. Nous sommes les seuls à l’avoir consulté, Paul. Alors tu n’as vraiment rien remarqué ?
Paul fronce les sourcils.
— Tu en as glissé un mot au service des prêts ?
— J’ai parlé à Rhoda Carter. Ils ne sont au courant de rien.
Rhoda Carter. La bibliothécaire en chef de Firestone. Celle par qui transitent tous les livres.
— Écoute, je ne sais pas, dit Paul, qui s’efforce de ne pas ajouter à l’angoisse de Bill. Ce n’est sans doute rien. À ta place, je ne m’inquiéterais pas.
— Je ne m’inquiète pas. Je ne suis pas inquiet. Mais il y a autre chose.
Bill va au fond de la pièce, là où l’espace entre le mur et la table semble trop étroit pour qu’un être humain puisse s’y glisser. Il passe sans un bruit et tapote doucement la poche de son vieux blouson de cuir.
— Je reçois des coups de fil bizarres. Ça sonne, je décroche, on me raccroche aussitôt. D’abord chez moi, maintenant ici, à mon bureau. Ce n’est pas grave, mais… Tant pis. Passons aux choses sérieuses. J’ai trouvé quelque chose. Ça te servira peut-être, Paul. Peut-être pas. Je ne sais pas. Mais je pense que ça peut t’aider à boucler.
Les mains parcourues de tremblements, Bill extrait d’une poche intérieure de son blouson un objet de la taille d’une brique, bien enveloppé dans des chiffons. Il le pose délicatement sur la table et enlève une à une ses couches protectrices. J’avais déjà remarqué qu’au contact d’un livre ses mains cessaient de trembler. Ça ne rate pas. Un vieux volume d’une centaine de pages dégageant une légère odeur saumâtre repose maintenant au milieu des langes.
— Ça provient de quelle collection ?
Ma question est innocente : je ne trouve pas de titre sur la tranche.
— Pas d’une collection. De New York. Chez un antiquaire.
Paul reste pantois. Lentement, il avance le bras vers le livre à la reliure craquelée, recousue avec des lacets de cuir. Les pages ont été coupées à la main. Un artefact. Peut-être.
— Il doit bien avoir cent ans. Cent cinquante ? dis-je après un long silence.
Stein me coule un regard sévère, chargé de reproches, comme si un chien venait de souiller son tapis. Et ce chien, c’est moi.
— Mais non, rétorque-t-il. Non . Il a cinq cents ans ! Génois. Sens-le, Paul.
Paul soulève délicatement la couverture du livre au moyen d’une gomme. Bill a marqué une page avec un ruban de soie.
— Attention ! s’écrie Stein en écartant ses doigts aux ongles rongés jusqu’au sang. Pas de marques. C’est un emprunt. Je dois le rendre dès que j’aurai fini.
— À qui appartient-il ? demande Paul.
— Je te l’ai dit. Je l’ai déniché chez Argosy, à New York. C’est ce qu’il te fallait, non ? Maintenant, on peut finir.
Bill a dit « on ». Paul ne réagit pas.
— Paul, tu peux m’expliquer de quoi il s’agit ?
— C’est le journal du capitaine du port de Gênes, me répond-il d’une voix posée, parcourant
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