La règle de quatre
grossissaient les yeux au point d’en faire le miroir de sa curiosité. À l’instant où il saisit l’importance de sa découverte, toute la lumière environnante sembla converger vers ce regard. D’une plume maladroite, rédigée en mauvais toscan par un homme à qui cette langue — ou la pratique de l’écriture — semblait peu familière, cette interminable diatribe s’adressait tantôt à Dieu, tantôt à un lecteur anonyme ; si l’auteur s’excusait d’abord de ne pas connaître le latin ni le grec, en dernière instance, il demandait l’absolution pour les crimes qu’il avait commis.
Pardonnez-moi, mon Père, car j’ai tué deux hommes. Mes mains ont porté le coup, mais tel n’était pas mon dessein. C’est maître Francesco Colonna qui m’a forcé à le faire. Jugez-nous tous les deux avec indulgence.
La lettre affirmait que ces meurtres faisaient partie d’un plan complexe, trop complexe en tout cas pour que l’auteur de cette confession en fût l’instigateur. Les victimes étaient deux hommes que Colonna soupçonnait de traîtrise. Pour les démasquer, il leur avait confié une mission : livrer une enveloppe scellée dans une église située en dehors de l’enceinte de Rome. Sous peine de mort, ces deux émissaires ne devaient ni tenter d’en connaître le contenu, ni l’égarer, ni la toucher sans avoir enfilé de gants. Ainsi débuta l’histoire du maçon romain qui avait occis les messagers de Saint-Laurent.
Cette lettre trouvée par mon père fut rapidement baptisée, dans les cercles universitaires, Document Belladone. Croyant que cela redorerait son blason auprès de ses confrères historiens, mon père publia six mois plus tard un petit opus sous cet intitulé, dans lequel il établissait un lien entre la confession etl’ Hypnerotomachia. Ce livre m’était dédié. Si la grande majorité des chercheurs tenait l’auteur du Songe de Poliphile pour un moine vénitien, mon père avançait désormais que Francesco Colonna était un aristocrate romain. À l’appui de cette hypothèse, il recensait dans un chapitre, à titre comparatif, tous les faits et gestes avérés du moine, qu’il surnommait l’Imposteur, ainsi que ceux du Colonna romain, laissant au lecteur la liberté de se forger une opinion. À lui seul, cet appendice acheva de nous convaincre, Paul et moi.
La démonstration était limpide. À Venise, le monastère où vivait le faux Francesco ne pouvait convenir à un philosophe-écrivain ; à entendre mon père, on s’y adonnait surtout aux plaisirs de la musique, de la boisson et de la fornication. Quand le pape Clément VII avait voulu s’en mêler, les moines lui avaient répondu qu’ils se convertiraient plus volontiers au luthérianisme qu’à la discipline à laquelle le Saint-Siège espérait les soumettre. Mais, même si le contexte prêtait à la débauche, la biographie de l’Imposteur ne laisse pas de surprendre. Exclu du monastère en 1477 pour infraction grave à la règle, il y revient quatre ans plus tard, commet un crime, et manque de peu d’être défroqué. En 1516, accusé de viol, il plaide coupable et il est chassé à vie. Ne se laissant pas abattre pour autant, il y retourne avant d’être banni de nouveau à cause d’un scandale impliquant un joaillier. La mort le ravit au monde en 1527. Le Francesco Colonna vénitien — voleur notoire, violeur avoué et dominicain devant l’Éternel — avait atteint l’âge vénérable de quatre-vingt-trois ans.
De son côté, le Francesco romain semble un parangon de vertu. D’après mon père, ce fils de nobles puissants fut élevé dans la meilleure société européenne et instruit par les plus grands penseurs de la Renaissance. L’oncle de Francesco, le cardinal Prospero Colonna, était non seulement un estimé protecteur des arts, mais également un humaniste dont on s’imagine sans peine qu’il inspira le Prospero de Shakespeare dans La Tempête. Pour mon père, ces atouts plaidaient en faveur du Romain : c’étaient eux qui avaient permis à un homme d’imaginer une œuvre aussi extravagante quel’ Hypnerotomachia et de convaincre le plus grand imprimeur de son temps de le publier.
Par ailleurs, et cela finit par emporter ma conviction, ce Francesco aristocrate avait appartenu à la fameuse Académie romaine, une confrérie d’hommes gagnés aux idéaux païens de l’ancienne République, les idéaux exprimés avec tant d’ardeur dansl’ Hypnerotomachia.
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