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La règle de quatre

La règle de quatre

Titel: La règle de quatre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ian Caldwell
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Cela expliquerait pourquoi, dans l’acrostiche, Colonna faisait précéder son nom du mot « fra ». Les spécialistes y voyaient la preuve que Colonna était moine, mais l’emploi de ce titre entre membres était courant à l’Académie.
    Les arguments de mon père, qui nous semblaient, à Paul et à moi, si pertinents, vinrent cependant troubler les eaux calmes du savoir. Mon père vécut juste assez longtemps pour affronter la tempête qui agita le petit monde gravitant autour del’ Hypnerotomachia. Cela faillit le détruire. Presque tous ses confrères rejetaient son hypothèse. Vincent Taft se lança dans une campagne de dénigrement. Les arguments en faveur d’un Colonna vénitien étaient tellement ancrés dans les esprits que, mon père ayant omis d’en réfuter un ou deux dans son court appendice, tout son travail s’en trouva discrédité. « L’idée d’associer deux meurtres crapuleux à un ouvrage des plus estimables, écrivit Taft dans un article, relève du sensationnalisme et traduit un fort regrettable désir de promotion personnelle. »
    Anéanti, mon père vécut cette cabale comme le rejet absolu du fondement même de sa carrière, du fruit de la quête entreprise aux côtés de McBee. Il ne comprit jamais la violence des réactions suscitées par sa découverte. Autant que je sache, Paul demeure l’unique partisan inconditionnel du Document Belladone . Il avait lu ce livre si souvent qu’il en connaissait la dédicace par cœur. À son arrivée à Princeton, lorsqu’il déchiffra le nom de Tom Corelli Sullivan dans l’annuaire des étudiants de première année, il entreprit aussitôt de me rencontrer.
     
    S’il espérait un clone de mon père, il fut certainement déçu. L’étudiant que Paul rencontra, le garçon qui boitait légèrement et rougissait quand on prononçait son drôle de nom, avait commis l’impensable : il avait renié l ’Hypnerotomachia, devenant ainsi le fils indigne d’une famille qui avait élevé la lecture au rang de religion. Il est vrai que je souffrais toujours des répercussions de l’accident, mais, même avant la mort de mon père, ma foi en l’écrit avait été ébranlée. J’avais en effet constaté que les gens pétris de livres partagent un préjugé inavouable, une espèce de conviction secrète selon laquelle la vie telle qu’elle se présente correspond à une vision imparfaite de la réalité, et que seule la littérature, faisant office de lunettes, saurait corriger. Les chercheurs et intellectuels qui s’invitaient chez nous semblaient avoir une dent contre l’humanité entière. Ils ne se résignaient pas à l’idée que l’existence ici-bas ne suive pas la courbe dramatique qu’un grand auteur accorde à un héros de papier. Le monde ne devient théâtre, se lamentaient-ils, que par accident. Et c’était franchement regrettable.
    Évidemment, personne ne l’exprimait ainsi, mais quand les amis et collègues de mon père— tous à l’exception de Vincent Taft— vinrent me rendre visite à l’hôpital, la mine déconfite à cause des critiques qu’ils avaient réservées au Document Belladone, et marmonnant du bout des lèvres des éloges funèbres concoctés à la va-vite dans la salle d’attente, j’ouvris enfin les yeux : mes visiteurs avaient tous un bouquin à la main.
    — Ce livre m’a été d’un grand secours quand mon père est mort, déclara le doyen du département d’histoire en posant sur la tablette un exemplaire de La Nuit privée d’étoiles , de Thomas Merton.
    — Moi, je trouve du réconfort dans la lecture d’Auden, susurra une jeune doctorante dont mon père dirigeait la thèse.
    Elle laissa une édition de poche dont le prix avait été rayé.
    — Il te faut un remontant, chuchota le dernier venu quand tous les autres eurent quitté la pièce. Pas ces trucs de femmelette.
    Cet homme, que je ne connaissais pas, me laissa donc un exemplaire du Comte de Monte-Cristo, que j’avais déjà lu. Mais était-il sage d’encourager chez moi l’esprit de vengeance ?
    Je compris qu’aucune de ces bonnes âmes ne pourrait jamais se mesurer au réel mieux que moi. La mort de mon père était hélas irréversible, et elle tournait en dérision les lois qui régissaient la vie de ces gens, selon lesquelles on peut interpréter un fait à l’infini et retravailler une fin jusqu’à ce qu’elle vous convienne. Or nul ne pouvait plus récrire le destin de mon père.
     
    J’étais donc sur

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