La règle de quatre
hésitation.
— Moi, je viens, dis-je.
— Je vous retrouve dans la chambre, intervient Gil. On se voit à la conférence de Taft ce soir ?
— Bien sûr, répond Paul.
Gil agite la main et s’éloigne à regret. Paul et moi avançons en silence dans l’allée qui conduit à la Firestone. Cela fait des jours que nous n’avons pas eu une vraie conversation. Comme deux frères divisés par leurs épouses respectives, la phrase la plus banale risque de dégénérer en dispute, Paul estime que j’ai renoncé à travailler surl’ Hypnerotomachia pour passer plus de temps avec Katie ; j’estime pour ma part qu’il a renoncé à beaucoup plus qu’il ne le croit pour se consacrer à ce livre.
— Tu sais ce qu’il te veut ?
— Aucune idée. Bill n’a rien voulu dire.
— Où avez-vous rendez-vous ?
— Dans la salle des livres rares.
Où Princeton conserve un exemplaire del’ Hypnerotomachia.
— Je pense qu’il a trouvé un truc important.
— Quoi ?
Paul hésite, comme s’il cherchait les mots justes.
— Je ne sais pas. Il semblerait qu’il y ait plus dans le livre qu’on ne le soupçonnait. J’ai l’impression qu’on est tombés sur un truc énorme.
Je n’ai pas vu Bill Stein depuis des semaines. Cela fait bien six ans qu’il travaille à une thèse sur les techniques d’imprimerie de la Renaissance. Ce grand squelette dégingandé rêvait d’être bibliothécaire, mais l’ambition s’en est mêlée : titularisation, avancement, chaire, ces obsessions qui gagnent ceux qui veulent servir le livre et qui finissent par l’utiliser. Quand il n’est pas à la Firestone, il erre comme un ectoplasme échappé d’un conte de fées, paquet d’os mal ficelés aux yeux clairs et cheveux roux qu’il doit à ses origines mi-juives mi-irlandaises. Il sent le renfermé, les vieux livres que tout le monde a oubliés. Après nos entrevues, il m’arrive de rêver, avec horreur, à l’université de Chicago en proie à une armée de clones de Bill Stein, des myriades de thésards mus par cette énergie d’automate qui m’a toujours manqué.
Paul a une vision différente des choses. Selon lui, si impressionnante soit-elle, l’intelligence de Bill souffre d’un défaut majeur : il lui manque l’étincelle de vie. Stein se déplace dans la bibliothèque comme une araignée dans un grenier, il attrape les livres morts et les emprisonne dans ses fils soyeux avant de les dévorer. Tout ce qu’il entreprend est mécanique, dépourvu de souffle et marqué par un irrépressible besoin de symétrie.
Paul me conduit au fond du couloir. Située en retrait de la bibliothèque, la salle des livres rares est facile à manquer. Comme les ouvrages les plus récents ont au bas mot quelques centaines d’années, l’échelle du temps y est toute relative. Les étudiants de licence et de maîtrise y sont conduits comme des enfants en sortie pédagogique, stylos et crayons confisqués, mains sales sous haute surveillance. On entend parfois les bibliothécaires ordonner à des chercheurs ou à des membres du corps enseignant de regarder sans toucher. Les professeurs à la retraite s’y prélassent dans l’espoir d’y faire une cure de jouvence.
— D’habitude, c’est fermé, observe Paul en regardant sa montre. Bill a certainement demandé à Mme Lockhart de la laisser ouverte.
Nous pénétrons dans l’univers de Stein. Sans doute Mme Lockhart, la bibliothécaire que Chronos a oubliée, sans doute reprisait-elle des chaussettes aux côtés de la femme de Gutenberg. La peau douce et blanche tendue sur un corps menu qui lui permet de flotter entre les rayons, elle passe le plus clair de son temps au milieu des livres, à marmonner dans quelque langue morte comme une taxidermiste chuchote des paroles rassurantes à ses animaux.
Nous évitons de croiser son regard et signons le registre avec le stylo attaché à son bureau par une chaîne.
— Il est à l’intérieur, dit-elle en s’adressant à Paul, qu’elle a évidemment reconnu.
J’ai droit à un reniflement.
Un étroit corridor nous conduit devant une porte que je n’ai jamais vue ouverte. Paul s’avance, frappe deux coups et attend la réponse.
— Madame Lockhart ? demande une voix forte.
— C’est moi, répond Paul.
On entend le déclic de la serrure. La porte s’ouvre lentement. Bill Stein a les yeux gris acier injectés de sang. Il ne s’attendait pas à me voir ici.
— Tom est venu avec toi ?
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