La règle de quatre
Hypnerotomachia, que lui avait fait découvrir l’éminence de Princeton, le professeur McBee.
Je me figure sans peine la réaction de Taft. S’il savait qu’un grand mystère entourait le livre, il ne put ignorer la flamme qui brillait dans le regard de Curry au simple énoncé de son titre. Leurs langues se déliant, les deux hommes allaient se trouver des affinités. Taft méprisait ses confrères historiens, et jugeait leurs travaux limités, dérisoires ; pour Curry, dans sa sphère professionnelle on était forcément dénué de substance, d’intérêt ou d’âme. Oui, à leurs yeux, le reste du monde manquait d’intégrité, d’intransigeance, de vision. Peut-être cette analyse — eux contre les autres — explique-t-elle les efforts que Taft et Curry consentirent pour surmonter leurs propres différences.
Car ces différences étaient de taille. Taft ne se dévoilait guère et ne se laissait pas facilement aimer. Il buvait beaucoup en public et tout autant en privé. Sans doute ne parvenait-il pas lui-même à contenir le feu d’une intelligence implacable et carnassière. Car au gré de cette intelligence, ne faisant qu’une bouchée des travaux de ses collègues, il relevait, aussitôt lus, les faiblesses de l’argumentation, les failles de la démonstration, les preuves manquantes et les erreurs d’interprétation, y compris lorsque le sujet lui était a priori étranger. Pour Paul, Taft ne possédait pas tant une personnalité destructrice qu’un esprit destructeur ; ce feu, hélas, se nourrissait de savoir et ne laissait que des cendres sur son passage. Quand tout serait détruit, le feu finirait par se retourner contre lui-même.
Or Curry pour sa part était un créateur : un homme plus intéressé par le champ des possibles que par les faits. Empruntant à Michel-Ange, il se plaisait à comparer la vie à la sculpture : le tout était de percevoir ce qui échappait au commun des mortels et d’élaguer le reste. À ses yeux, l’ Hypnerotomachia était un bloc de pierre qui attendait qu’on le taille. Si, pendant cinq cents ans, cela avait échappé à tout le monde, il était grand temps qu’un regard neuf et des mains pures s’y emploient, n’en déplaise aux fantômes du passé.
En dépit de ces différences, Taft et Curry eurent tôt fait de se définir un terrain d’entente. En plus du livre de Colonna, ils nourrissaient une passion réelle pour l’abstraction. Ils croyaient à la notion de grandeur : grandeur d’esprit, de destin, de dessein. Comme des reflets dédoublés dans des miroirs placés face à face, au contact l’un de l’autre, leurs pensées se réfléchissaient, rebondissaient, se démultipliaient. Pour la première fois, ils se voyaient tels qu’en eux-mêmes, infiniment plus forts qu’ils ne l’avaient soupçonné. Curieusement, mais c’était prévisible, cette amitié ne fit qu’accroître leur solitude. La toile de fond humaine des univers de Taft et de Curry — les collègues, les amis, les sœurs, les mères et les anciennes amantes — finit par se fondre en une scène déserte éclairée par un unique projecteur. Bien sûr, ils menèrent tous deux des carrières brillantes : Taft devint un historien de rénommée internationale et Curry un marchand d’art fort estimé.
Mais on sait bien, depuis Hamlet, que la folie chez les grands ne doit pas aller sans surveillance. Les deux hommes menaient une vie d’esclave. Ils ne lâchaient prise que le samedi soir, au cours de leur réunion hebdomadaire chez l’un ou chez l’autre, ou dans un restaurant vide, et transformaient leur centre d’intérêt commun en objet de distraction : l’ Hypnerotomachia.
C’est au cœur de l’hiver que Richard Curry se décida enfin à présenter Taft au seul ami qui lui restait, celui que Curry avait rencontré dans la classe de McBee à Princeton.
Il m’est difficile de m’imaginer mon père à cette époque. Celui que je me représente est déjà marié, il a trois enfants dont il note la taille au crayon sur le mur de son bureau, il se demande quand son fiston se décidera enfin à grandir et il brasse de vieux bouquins rédigés dans des langues mortes en opposant une indifférence réelle à la marche du monde. Seulement, ce portrait correspond à l’image que sa femme et ses enfants s’en sont faite, non de celle qu’il projetait en présence de Richard Curry.
Mon père, Patrick Sullivan, était le meilleur ami de Curry à Princeton.
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