La règle de quatre
rien donné en retour.
Je l’observe de nouveau dans le rétroviseur. Il regarde la neige tomber, l’air absent, le visage pâle. Au loin, un feu orange clignote à un carrefour. Sans l’avoir jamais formulé à voix haute, mon père m’a inculqué un principe : ne jamais se vouer corps et âme à un projet si un échec risque d’anéantir toute perspective de bonheur. Paul s’est investi tout entier dans ce mémoire, et il se demande à présent si le jeu en valait la chandelle.
Chapitre 9
Ma mère m’a dit un jour qu’un bon ami nous protège du danger dès que nous lui demandons secours, mais que le véritable ami intervient de son propre chef, sans qu’il soit nécessaire de solliciter son aide. Les vrais amis sont si rares qu’on peut crier au miracle quand il vous en tombe trois d’un coup.
Notre rencontre date d’une fraîche nuit d’automne, l’année de notre arrivée à Princeton. Paul et moi étions déjà inséparables, et Charlie, qui vivait dans un studio à l’autre bout du couloir, fit irruption dans la chambre de Paul dès le jour de la rentrée, sous prétexte de l’aider à déballer ses affaires. Pour Charlie, que rien n’effrayait tant que la solitude, toutes les occasions étaient bonnes pour lier connaissance.
Au début, Paul se méfia de ce géant un peu fou, qui frappait sans cesse à sa porte en lui proposant de l’embarquer dans quelque aventure impossible. Sa carrure athlétique semblait raviver chez Paul des terreurs anciennes, comme si une brute du même gabarit l’avait torturé dans son enfance. Le fait que Charlie ne se lasse pas de notre présence — nous étions si calmes, comparés à lui — avait, à mon sens, de quoi surprendre ; j’étais persuadé qu’il nous lâcherait à la première occasion pour des camarades plus dégourdis. Mon idée était faite : encore un sportif noir issu d’un milieu aisé, maman neurochirurgienne et papa directeur de société, qui considère Princeton avec la désinvolture des gosses de riches espérant y passer du bon temps sans finir bons derniers.
Tout cela me fait rire aujourd’hui. En fait, Charlie est originaire de Philadelphie, ville qu’il sillonnait en ambulance chaque nuit comme bénévole dans une équipe d’urgence. Quand il voulut s’inscrire à Princeton, son père, représentant de commerce, et sa mère prof de biologie dans un collège, l’avertirent qu’au-delà de ce que coûteraient ses études dans une université publique, les frais seraient à sa charge. Aussi, le jour de son arrivée sur le campus, était-il déjà plus endetté que nous ne le serions jamais après l’obtention de notre diplôme. Même Paul, d’origine plus modeste, disposait d’une bourse couvrant toutes ses dépenses.
Voilà pourquoi aucun d’entre nous ne bossait autant et ne dormait aussi peu que Charlie, qui, de nuit, travaillait désormais comme ambulancier. L’argent si durement gagné était censé lui procurer de grandes choses, et pour justifier les sacrifices qu’il consentait, il se sacrifiait davantage. En outre, s’affirmer dans une fac qui ne compte qu’un étudiant noir pour quinze blancs représente une gageure. Mais les conventions ne lui importent guère et, devant sa personnalité hors norme et sa détermination inébranlable, j’ai parfois l’impression de vivre dans son monde et non dans le mien.
Bien sûr, nous ne savions rien de tout cela, ce fameux soir d’octobre, six semaines après notre première rencontre, quand Charlie vint frapper à la porte de Paul pour lui proposer une entreprise des plus hardies. Depuis la guerre de Sécession, les étudiants de Princeton subtilisaient le battant de la cloche de Nassau Hall, le plus vieil édifice du campus, en vertu d’un principe simple : si la cloche ne sonne pas le début de la nouvelle année universitaire, celle-ci ne peut pas commencer. Que cette croyance fût fondée ou non, peu importe, toujours est-il que cette tradition du larcin s’ancra dans les mœurs au point que l’on ne recula devant rien pour chaparder le battant, pas même escalader des murs ou crocheter des serrures. Un siècle plus tard, lassée du canular et craignant les poursuites judiciaires en cas d’accident, l’administration décréta qu’on retirait à la cloche son battant. Or Charlie n’en croyait pas un mot. Il s’était renseigné, nous dit-il, et le battant était à sa place. Et ce soir-là, avec notre aide, il allait s’en emparer.
Inutile
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