La règle de quatre
pour célébrer la Saint-Valentin ; jeté des cafards en classe pendant un cours sur Kafka ; scandalisé le département d’art dramatique en installant un immense pénis gonflable au-dessus de la scène le soir de la première de Titus Andronicus. Des faits d’armes impressionnants. Lui aussi était en première année. Ancien élève d’Exeter, nous apprit-il, qui répondait au nom de Preston Gilmore Rankin.
— Mais, ajouta-t-il sur un ton qui résonne encore à mes oreilles, appelez-moi Gil.
Bien sûr, Gil venait d’un monde à part. Avec le recul, je me demande si son séjour à Exeter ne l’immunisa pas contre la fascination pour la fortune et les distinctions qu’elle impose à l’existence. À ses yeux, le caractère était la seule richesse véritable et c’est peut-être ce qui l’attira vers Charlie et, à travers Charlie, vers nous. Son charme l’aidait à estomper les différences et, à son côté, je me sentais toujours au cœur des choses.
Il nous réservait immanquablement une place pendant les fêtes d’étudiants. Si Paul et Charlie se lassèrent vite de ces mondanités, je goûtai vraiment la compagnie de Gil autour d’une table ou assis à un bar. Car si Paul trouvait son bonheur dans les salles de classe ou les livres, et Charlie dans une ambulance, Gil trouvait le sien dans l’art de la conversation : si elle était bonne, le reste du monde pouvait passer à la trappe. Je crois bien avoir vécu mes plus belles soirées à Princeton avec lui.
L’heure arriva, au cours de notre deuxième année, aux alentour de Pâques, de choisir un club et qu’un club nous choisisse. Dans la majorité des cas, la sélection dépend d’un simple tirage au sort. Certains clubs privilégient toutefois l’ancien système, connu sous le nom de bicker, processus de sélection similaire à celui en vigueur pour le recrutement des fraternités : la prime au mérite. Evidemment, la définition du mérite ne rejoint pas toujours celle du dictionnaire et confine parfois au bizutage.
Comme nous y avions des amis, Charlie et moi tentâmes notre chance à Cloister Inn. Gil, bien sûr, décida de se soumettre aux épreuves de sélection de l’Ivy. Paul, poussé par Richard Curry, lui-même ancien membre du club, oublia toute prudence et suivit l’exemple de Gil.
Gil paraissait taillé pour l’Ivy. Il satisfaisait tous les critères d’admission imaginables : il était beau sans qu’il eût à faire le moindre effort, toujours élégant, jamais vulgaire, fougueux mais distingué, intelligent sans passer pour un intello. Que son père — ancien membre de l’Ivy Club — fût un agent de change richissime qui versait à son fils unique une rente mensuelle scandaleuse ne nuisait pas à son dossier. Nul ne s’étonna donc de le voir admis au printemps et élu président l’année suivante.
L’entrée de Paul à l’Ivy procédait d’une autre logique. Sans doute le soutien de Gil et celui, plus discret, de Richard Curry y contribuèrent-ils. Cela n’explique pas tout. De l’avis général, Paul était l’un des plus brillants éléments de notre promotion. Contrairement aux rats de bibliothèque qui ne s’aventuraient jamais au-delà de la Firestone, il était porté par une telle curiosité que sa compagnie était très prisée. Les étudiants de troisième et quatrième année s’amusaient de ce jeune homme malhabile en société qui appelait par leur prénom ses auteurs préférés. Paul ne fut pas même surpris d’être retenu. Quand il était rentré imbibé de champagne pour fêter la nouvelle, je m’étais dit qu’il avait enfin trouvé une famille.
Pendant un certain temps, Charlie et moi avons craint que le magnétisme exercé par l’Ivy Club ne nous ravisse nos deux amis. En outre, Richard Curry commençait à occuper une place importante dans la vie de Paul. Paul et Richard s’étaient rencontrés à l’occasion d’un dîner auquel Curry m’avait convié, lors d’une de nos rares équipées à New York. L’intérêt que me témoignait cet homme depuis la mort de mon père m’avait toujours semblé curieux, voire égoïste. Qui de nous deux était le substitut de l’autre : le père sans fils ou le fils sans père ? Aussi avais-je demandé à Paul de m’accompagner à ce repas pour me servir de tampon. Le résultat dépassa mes espérances. L’entente entre eux fut immédiate : ce potentiel intellectuel que Richard m’attribuait, par fidélité pour mon
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