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La règle de quatre

La règle de quatre

Titel: La règle de quatre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ian Caldwell
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se frotte les mains. Des miettes de pain roulent entre ses paumes et il s’en débarrasse comme de peaux mortes.
    Il neige un peu plus fort que tout à l’heure. J’ai l’impression de regarder le monde à travers un écran brouillé. Nous roulons en direction de l’auditorium. J’observe Paul dans le rétroviseur et me demande depuis combien de temps il garde tout cela pour lui. Entre deux réverbères, instant fugitif, je ne le vois plus : son visage est une ombre.
    Au fond, Paul a toujours été très secret. Pendant des années, il a dissimulé la vérité sur son enfance ou sur ses années à l’orphelinat. Le voilà qui cache aujourd’hui la nature de ses rapports avec Vincent. Malgré tout ce qui nous lie, le fossé se creuse, et j’ai l’impression que s’érigent entre nous des barrières. Pour Léonard de Vinci, un peintre doit d’abord enduire sa toile de noir parce que dans la nature tout est sombre qui n’est pas exposé à la lumière. Or la plupart des peintres font le contraire et blanchissent leur toile avant d’y ajouter les ombres. Mais Paul, qui connaît Léonard de Vinci presque intimement, mesure la richesse de la part de l’ombre. Les seules choses que les gens sachent de lui sont celles qu’il accepte d’éclairer.
    Je n’en mesurais pas l’importance à l’époque, mais, quelques années avant notre arrivée à Princeton, un incident défraya la chronique sur le campus. James Hogue, voleur de bicyclette de vingt-neuf ans, fut admis à l’université en se faisant passer pour un employé de ranch de dix-huit ans, originaire de l’Utah. Il prétendait avoir lu Platon à la belle étoile et se disait capable de courir un kilomètre en deux minutes chrono. Son personnage de cow-boy philosophe était si réussi qu’on accepta son dossier avec enthousiasme. Lorsque Hogue réclama un sursis d’un an avant d’entrer en fac, nul ne trouva rien à y redire : il affirmait s’occuper de sa mère malade en Suisse. En réalité, il purgeait une peine de prison.
    Cette mystification est d’autant plus fascinante que mensonge et vérité s’entremêlaient. Conformément à ses dires, Hogue était un grand sportif et, pendant deux ans, il fut la star des sprinters de Princeton. Par ailleurs, non seulement il brillait en cours alors qu’il suivait un nombre d’UV considérable, mais il récoltait les meilleures notes, L’Ivy Club entreprit de le recruter dès sa deuxième année à Princeton. On peut presque regretter la banalité avec laquelle la supercherie s’acheva : Hogue fut reconnu sur le stade par un spectateur assis dans les gradins, qui le fréquentait dans une vie antérieure. Quand la rumeur se répandit, Princeton mena son enquête et les proctors l’arrêtèrent au beau milieu d’une expérience de chimie en laboratoire. Hogue plaida coupable. Quelques mois plus tard, ce sériai imposteur retourna en prison et regagna, petit à petit, l’obscurité.
    Pour moi, l’affaire Hogue fut le clou de cet été-là et seule me passionna davantage la découverte d’un numéro que Playboy consacrait aux jolies étudiantes des universités huppées de la côte est. Mais pour Paul, cette histoire était plus que captivante. Lui qui n’hésitait pas à recouvrir d’un vernis de fiction sa propre histoire — il jurait avoir dîné alors qu’il ne mangeait pas, ou abhorrer les ordinateurs alors qu’il était sans le sou — s’identifiait aisément à cet homme qui se sentait trahi par la vérité. Le seul avantage à venir de nulle part, comme James Hogue ou Paul, réside dans la liberté qu’on a de se réinventer soi-même. À mesure que j’appris à mieux connaître Paul, je compris qu’il s’agissait moins d’une liberté que d’une nécessité absolue.
    Se réinventer soi-même ou abuser son monde : la frontière est mince et, sachant ce qui était arrivé à Hogue, Paul s’efforça de ne pas la franchir. Dès son arrivée à Princeton, il se fixa une ligne de conduite : mieux valait garder des secrets que de proférer des mensonges. Quand j’y songe, une peur ancienne resurgit du plus profond de mon âme. Mon père comparait souvent l’ Hypnerotomachia à une liaison adultère : « Ce livre pousse à mentir, disait-il, y compris à soi-même. » Peut-être Paul perpétue-t-il ce mensonge : après quatre ans à supporter Taft, quatre ans à en perdre le sommeil, à s’étourdir, à suer sang et eau, tel un amour infidèle, le livre ne lui a

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