La règle de quatre
nous aurait appelés.
Appuyée contre le mur du fond, la reproduction encadrée que je voulais offrir à Katie pour son anniversaire m’a l’air de guingois. Tandis que je compose le numéro de Taft, Gil me tend une bouteille de vin.
— Qu’est-ce que c’est ?
À l’institut, le téléphone sonne dans le vide. Rien.
— J’ai besoin de me détendre, répond Gil en saisissant deux verres et un tire-bouchon sur le bar de fortune installé dans un coin de la pièce.
Toujours pas de réponse dans le bureau de Taft. À regret, je repose le combiné. Cette histoire me ronge. Je me rends compte que Gil est encore plus angoissé que moi. Je m’interroge à voix haute :
— Mais qu’est-ce qu’il se passe ?
Il me tend un verre, lève le sien à ma santé et avale une gorgée.
— Tiens, dit-il. Il est bon.
— Je n’en doute pas.
Je me demande s’il ne veut pas, tout simplement, ne pas boire seul. La seule idée de boire me donne la nausée. Il attend. Je trempe mes lèvres. Le bourgogne me brûle l’estomac et me fait grimacer, mais il semble produire sur Gil l’effet inverse : plus il en ingurgite, plus il paraît requinqué.
Au loin, des volutes de neige ondoient sous les lampadaires. Gil avale son deuxième verre.
— Doucement, chef, dis-je sur le ton le plus désinvolte possible. Ne débarque pas au bal avec une gueule de bois.
— Tu as raison. Il faut que je sois chez le traiteur demain à 9 heures. J’aurais dû lui dire que je n’ai jamais cours aussi tôt le matin.
D’un geste nerveux, il attrape la télécommande sur le sol.
— Voyons s’ils en parlent ailleurs.
Trois autres chaînes ont envoyé des équipes sur le campus, mais aucune ne donne d’information supplémentaire. Gil abandonne et choisit par dépit de regarder un film.
— Vacances romaines , annonce-t-il en se rasseyant.
Son visage a retrouvé un semblant de sérénité. Une fois de plus, grâce à Audrey Hepburn. Il pose son verre.
Plus on progresse dans le film, plus j’éprouve la même fascination que lui. Le visage d’Audrey balaie mes pensées les plus sombres. Je n’arrive plus à m’en détacher.
L’attention de Gil semble ensuite se dissiper. Le vin, sans doute… Mais lorsqu’il se frotte les tempes avant de fixer un peu trop longuement ses mains, je devine qu’il y a autre chose. Peut-être songe-t-il à Anna, qui l’a plaqué alors que j’étais en congé chez moi. L’échéance de son mémoire et la planification du bal ont eu raison de leur relation, m’a raconté Charlie. Gil, lui, n’a jamais voulu en parler. Dès le début, Anna fut pour nous un mystère. Il ne l’amenait presque jamais à l’appartement, même si on les disait inséparables à l’Ivy Club. Elle était la première de ses petites amies à ne jamais nous différencier au téléphone, la première qui oubliait parfois le nom de Paul et ne passait jamais nous dire bonjour quand elle savait que Gil n’était pas là.
— Tu sais qui ressemble un peu à Audrey Hepburn ? lance-t-il soudain, au moment où je m’y attends le moins.
— Qui ? dis-je en composant de nouveau le numéro de Taft.
— Katie.
Sa réponse me surprend.
— Ah bon ?
— Je ne sais pas. Je vous ai observés tous les deux, ce soir. Vous allez vraiment bien ensemble.
Il le dit comme s’il voulait se remémorer quelque chose de tangible. J’ai envie de rétorquer que Katie et moi avons, nous aussi, des hauts et des bas, qu’il n’est pas le seul à se débattre dans des problèmes sentimentaux, mais je crois qu’il n’apprécierait pas.
— Elle est tout à fait ton genre, Tom, poursuit-il. Elle est brillante. Je ne comprends pas la moitié de ce qu’elle dit.
Le téléphone sonne toujours en vain. Je raccroche.
— Mais où est-il passé ?
— Il appellera, ne t’inquiète pas.
Gil inspire profondément, essayant de s’abstraire des catastrophes possibles.
— Vous sortez ensemble depuis quand ? reprend-il enfin.
— Ça fera quatre mois mercredi prochain.
Il secoue la tête. Il a rompu trois fois depuis que j’ai rencontré Katie.
— Il t’arrive de te demander si tu es vraiment tombé sur la bonne personne ?
C’est la première fois qu’on me pose la question.
— Oui, parfois. Mais j’aimerais avoir plus de temps. Je me fais du mauvais sang pour l’année prochaine.
— Tu devrais l’entendre, quand elle parle de toi. On jurerait que vous vous connaissez depuis
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