La règle de quatre
peux m’empêcher de regarder ses brodequins. Pendant nos premières vacances d’été, Paul travaillait au musée comme manutentionnaire, chargeant et déchargeant les camions avant et après les expositions. À l’époque, ces godillots lui étaient indispensables. Mais, ce soir, comme ils laissent des traces sombres dans la neige, Paul a l’air d’un enfant chaussé de souliers d’adulte.
Devant une porte du côté ouest du musée, il compose son ancien mot de passe sur un clavier minuscule, ignorant s’il est toujours valide. Il a aussi, autrefois, été guide : emploi si mal payé qu’il s’est finalement rabattu sur un poste à la photothèque.
À mon grand étonnement, le code fonctionne. Habitué aux grincements des portes vétustés de la résidence, c’est à peine si j’entends le léger bip, suivi du claquement qui déclenche le mécanisme d’ouverture. Paul m’entraîne dans un petit vestibule : une salle de surveillance où, derrière une baie vitrée, un gardien nous regarde approcher. Je me sens tout à coup pris au piège. Pourtant, tout se déroule le mieux du monde. Nous signons la feuille des visiteurs et exhibons notre carte d’identité universitaire. Le gardien nous autorise alors à pénétrer dans le centre de documentation, attenant au vestibule.
— C’est si facile que ça ? dis-je.
Je m’attendais carrément, à cette heure de la nuit, à une fouille en règle.
Sans répondre, Paul me montre la caméra vidéo fixée au mur.
Réservé aux guides du musée, le centre de documentation n’a rien d’extraordinaire : quelques rayons de livres d’histoire de l’art qui, offerts par des anciens, servent aux nouveaux à préparer les visites guidées. Paul se dirige droit vers l’ascenseur, dont la porte métallique s’orne d’une grande pancarte : RÉSERVÉ AU PERSONNEL ET AUX AGENTS DE SÉCURITÉ . ACCÈS INTERDIT AUX GUIDES ET AUX ÉTUDIANTS NON ACCOMPAGNÉS . Les mots guides et étudiants sont soulignés en rouge.
Paul regarde ailleurs. Il sort un trousseau de sa poche, glisse une clef dans une fente percée dans le mur, la tourne vers la droite. Les battants s’écartent.
— Où as-tu obtenu cette clef ?
— Le boulot, chuchote-t-il en me précédant dans l’ascenseur et en pressant sur un bouton.
Son travail à la photothèque lui donne accès aux archives du musée. Employé modèle, il a gagné la confiance d’à peu près tout le monde.
— Où allons-nous ?
— Dans la salle de projection, où Vincent conserve certaines de ses diapositives.
L’ascenseur nous dépose au rez-de-chaussée. Paul me guide à travers les galeries, dédaignant les chefs-d’œuvre dont il m’a si souvent fait l’éloge : le grand Rubens et son Jupiter aux sourcils sombres, La Mort de Socrate, tableau inachevé dans lequel le vieux philosophe tend la main vers la coupe de ciguë. Toutefois, il ralentit l’allure devant les toiles apportées par Curry pour l’exposition des administrateurs du musée.
Nous atteignons la porte de la diapothèque. Paul extirpe son trousseau. Une des clefs tourne sans difficulté dans la serrure et nous pénétrons dans une pièce sombre.
— Par ici, dit-il en désignant une rangée d’étagères couvertes de cartons poussiéreux. Chaque boîte contient une série de diapositives. Une grande partie de la collection de diapositives d’œuvres d’art se trouve derrière une autre porte verrouillée, dans une grande salle où je n’ai mis les pieds qu’une fois.
Paul repère les boîtes qu’il cherchait, en choisit une, la pose sur l’étagère qui lui fait face. Sur l’étiquette, quelqu’un a griffonné d’une écriture brouillonne : PLANS. ROME. Paul va ensuite chercher un projecteur sur une autre étagère, le branche à une prise proche du sol avant d’y insérer les diapositives. Une image floue apparaît sur le mur. Paul fait le point.
— D’accord, déclaré-je. Maintenant, tu vas me dire ce qu’on fait ici.
— Et si Richard avait raison ? murmure-t-il. Et si Vincent lui avait volé le journal, il y a trente ans ?
— C’est sans doute le cas. Qu’est-ce que ça peut faire, maintenant ?
— Mets-toi à la place de Vincent. Richard n’arrête pas de lui répéter que la clef del’ Hypnerotomachia se trouve dans ce journal. Au début, il se dit que ce sont des paroles en l’air, que Richard n’est qu’un minable étudiant en histoire de l’art. Et puis voilà qu’intervient un
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