La règle de quatre
en plus obscur.
— Un poète ? hasardai-je, parce que je l’imaginais très bien lisant des auteurs français à la lueur d’une bougie.
— C’est lui qui a écrit Georges, le petit curieux, répliqua-t-elle en riant très fort lorsque je commençai à rougir.
Telle fut, je crois, la dynamique de notre relation.
Chacun donnait à l’autre ce qu’il ne s’attendait pas à recevoir. Dès mes premiers jours à Princeton, j’avais appris à ne jamais parler boulot à mes petites amies. Selon Gil, même la poésie, si elle devenait un sujet de conversation, pouvait détruire une idylle. Katie avait vécu une expérience similaire et en gardait un aussi mauvais souvenir que moi. Au cours de sa première année, elle était sortie avec un joueur de hockey que j’avais croisé dans un séminaire de littérature. Il était brillant, plus passionné de Pynchon et DeLillo que je ne l’avais jamais été, mais il refusait d’en parler en dehors des cours. Cette attitude ulcérait Katie : à quoi bon compartimenter sa vie, ériger des murs entre le travail et le plaisir ? En vingt minutes de conversation, ce samedi soir, nous comprîmes que nous nous entendrions à merveille sur ce point : ni elle ni moi ne voulions de ces murs ; en tout cas, nous ferions tout pour les abattre. Gil fut ravi d’avoir pu jouer les entremetteurs. Très vite, je me mis à guetter le week-end, à espérer apercevoir Katie entre deux cours, à penser à elle avant de m’endormir, sous la douche, pendant les examens. Un mois plus tard, nous sortions officiellement ensemble.
Je crus un certain temps que mes deux ans de plus m’autorisaient à décider de toutes nos activités. Je prenais soin de lui donner rendez-vous dans des lieux qui lui étaient familiers, au milieu de visages amis. Sans doute par peur. D’expérience, je n’ignorais pas qu’un béguin peut très bien déboucher sur une impasse. Deux personnes persuadées d’être amoureuses se rendent souvent compte, une fois seules, qu’elles ne se connaissent pas. Je multipliais donc nos rendez-vous dans les endroits publics — le week-end dans les clubs de Princeton, les soirs de semaine au centre étudiant — et n’acceptais une rencontre dans une chambre ou dans un coin isolé de bibliothèque que lorsque je croyais percevoir dans sa voix une inflexion presque aguicheuse, une forme d’invite dont je me flattais de deviner le sens.
Comme d’habitude, ce fut Katie qui remit les pendules à l’heure.
— Allez, viens, me lança-t-elle un soir. On va dîner en tête à tête.
— Dans quel club ?
— Au restau. Tu choisis.
Nous sortions ensemble depuis moins de quinze jours ; j’ignorais encore trop de choses d’elle. Un dîner aux chandelles représentait un risque certain.
— Tu voulais inviter Karen et Trish ?
Ses deux camarades de chambre à Holder m’avaient déjà servi de paravent, surtout Trish l’ascète, qui ne cessait de jacasser pendant les repas pour mieux éviter de s’alimenter.
Katie me tournait le dos.
— On pourrait aussi proposer à Gil de nous accompagner, dit-elle.
— Pourquoi pas ?
Cette association me paraissait plutôt curieuse, mais le nombre de convives avait de quoi me rassurer.
— Charlie pourrait également se joindre à nous, ajouta-t-elle. Il est affamé.
Je finis par comprendre qu’elle se payait ma tête.
— Qu’est-ce qu’il y a, Tom ? lança-t-elle en se tournant vers moi. Tu as peur du qu’en-dira-t-on ?
— Non.
— Je t’ennuie ?
— Bien sûr que non.
— Alors, quoi ? Tu crois que nous allons nous rendre compte que nous ignorons beaucoup de choses l’un de l’autre ?
J’hésitai un instant.
— Oui, c’est ça.
Katie parut abasourdie par ma franchise.
— Comment s’appelle ma sœur ? dit-elle enfin.
— Je ne sais pas.
— Est-ce que je suis pratiquante ?
— Je n’en suis pas sûr.
— Au café, est-ce que je chaparde des pièces dans la coupe à pourboires quand je suis à court de monnaie ?
— Probablement.
La tête penchée sur l’épaule, elle me sourit.
— Voilà. Tu as survécu.
Je n’avais jamais connu de fille aussi certaine de parvenir à me connaître. Elle n’eut jamais, semble-t-il, le moindre doute là-dessus : entre nous, ça marcherait.
— Et maintenant, allons dîner, conclut-elle en me tirant par la main.
Nous ne regardâmes pas en arrière.
Huit jours après mon rêve du satyre, Paul vint m’annoncer
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