La règle de quatre
demi-douzaine d’étudiantes de quatrième année.
Je regagne le canapé et feuillette le Daily Princetonian du jour. Pour me changer les idées, je guette un crédit photographique de Katie au bas d’une page, là où l’on relègue d’ordinaire les noms des collaborateurs secondaires. Je suis toujours curieux des clichés qu’elle prend, des sujets qu’elle choisit, y compris ceux qu’elle juge trop superficiels pour les signer. À la longue, on finit par croire que l’être aimé perçoit la réalité de la même façon que soi. Les photos de Katie rectifient le tir, m’invitent à entrevoir le monde à travers ses yeux.
J’entends un bruit à la porte : sans doute Charlie revenant de la douche. Mais je comprends qu’il ne s’agit pas de lui quand on glisse une clef dans la serrure. La porte s’ouvre. Paul entre dans la pièce : très pâle, les lèvres bleuies par le froid.
— Est-ce que ça va ?
Charlie arrive avant que Paul n’ait pu me répondre.
— Mais où étais-tu donc passé ?
Pétrifié, il bredouille des explications hachées. Après avoir quitté la salle de conférence, il s’est rendu à l’institut, pour rejoindre Bill Stein au labo d’informatique. Une heure plus tard, Stein ne s’étant pas manifesté, Paul a décidé de rentrer. Mais, à un kilomètre du campus, sa vieille guimbarde l’a lâché et il a dû faire le trajet à pied, dans la neige.
Le reste de la nuit lui revient confusément en mémoire. Parvenu au nord du campus, il a aperçu des voitures de police près du bureau de Bill, à Dickinson. À force de poser des questions, il s’est retrouvé à l’hôpital, où on lui a demandé de reconnaître le corps. Taft est apparu peu après et a, à son tour, identifié la victime. Mais avant que Paul et lui n’aient eu le temps d’échanger une parole, des policiers les ont emmenés dans des salles séparées pour les interroger. Questionné sur sa relation avec Stein et Taft, sa dernière rencontre avec Bill et son emploi du temps au moment du meurtre, Paul a répondu dans un état second. On l’a laissé partir en exigeant qu’il ne quitte pas le campus et en promettant de le tenir au courant. Il a réussi à marcher jusqu’à Dod, mais a attendu un moment sur les marches du perron. Il voulait simplement rester seul.
Nous discutons tous de la conversation que nous avons eue avec Stein dans la salle des livres rares et dont la police, nous apprend Paul, a pris bonne note. En parlant de Bill, de sa nervosité à la bibliothèque, de cet ami qu’il a perdu, il manifeste peu d’émotion. Il est toujours sous le choc.
— Tom, me dit-il une fois que nous avons regagné notre chambre, il faut que tu me rendes un service.
— Bien sûr. Tu n’as qu’à demander.
— J’ai besoin que tu viennes avec moi.
J’hésite un instant.
— Où ?
— Au musée d’Art.
Il enfile des vêtements secs.
— Maintenant ? Pourquoi ?
Il se frotte le front, comme pour chasser un mal de tête.
— Je t’expliquerai en chemin.
Lorsque nous nous retrouvons dans le séjour, Charlie nous regarde comme si nous avions perdu la raison.
— À cette heure-ci ? Mais le musée est fermé ! s’exclame-t-il.
— Je sais ce que je fais, rétorque Paul, déjà engagé dans le couloir.
Charlie me lance un regard noir. Je file à la suite de Paul.
Situé de l’autre côté de la cour, le musée d’Art évoque un palais oriental. À première vue, c’est un immeuble moderne un peu massif, flanqué, sur la pelouse, d’une sculpture de Picasso qui ressemble à une luxueuse fontaine à pigeons. Mais il suffit de s’en approcher par les côtés pour constater qu’on a conservé ses parties anciennes, notamment les jolies fenêtres cintrées de style roman et les tuiles rouges qui, ce soir, pointent discrètement sous le voile de neige. En d’autres circonstances, ce spectacle nous aurait enchantés. Peut-être Katie aurait-elle même pris une photo.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Paul trace pour moi un chemin dans la neige, avec ses vieux brodequins de débardeur.
— J’ai retrouvé ce que Richard cherchait dans le journal, dit-il.
Sa phrase semble exprimer une pensée tronquée, saisie au milieu d’un raisonnement dont il aurait gardé le début pour lui.
— Tu veux dire le plan ?
Il hoche la tête.
— Je te montrerai quand on sera à l’intérieur.
En marchant dans ses pas pour éviter de mouiller le bas de mon pantalon, je ne
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