La règle de quatre
graphique, cela donne une alternance de séquences prolongées d’intensité basse (les chapitres courts survenant en bloc) et de pics élevés (les chapitres les plus longs). Cette projection représentait pour nous le pouls de l’ Hypnerotomachia. Mais ce cycle prévaut sur toute la première moitié du texte. Puis survient une séquence confuse où la taille des chapitres n’excède pas onze pages.
Utilisant la méthode qui lui avait si bien réussi avec les cornes de Moïse, Paul déduisit assez vite : chacun des longs chapitres solitaires posait une énigme ; en appliquant sa solution ou, si l’on veut, son code, aux chapitres suivants, plus courts, on découvrait le reste du message de Colonna. Paul considérait cette seconde partie comme du remplissage, une diversion permettant de maintenir une impression de narration dans une histoire par ailleurs assez fragmentée.
Nous nous partageâmes le travail. Paul cherchait les énigmes dans les chapitres les plus longs et me laissait les résoudre. La première à laquelle je m’attaquai fut celle-ci : Quelle est la plus petite harmonie d’une grande victoire ?
— Ça me fait penser à Pythagore, dit Katie lorsque je lui en parlai devant une tasse de café. Pour lui, tout était harmonie : l’astronomie, les vertus, les maths…
— Moi, ça m’évoque plutôt la guerre, lui objectai-je, ayant planché longuement sur des textes techniques de la Renaissance. Dans une lettre au duc de Milan, Léonard de Vinci affirme pouvoir construire des chars indestructibles, les blindés de l’époque, ainsi que des mortiers légers et d’énormes catapultes. On assiste là au choc de la philosophie et de la mécanique : la victoire devient une question mathématique, liée à l’élaboration d’une machine de guerre parfaite. Des maths à la musique, il n’y a qu’un pas.
Le lendemain, Katie m’arracha du lit à 7 h 30, pour notre jogging matinal.
— Il ne s’agit pas de la guerre, dit-elle entre deux foulées, se lançant dans une de ces analyses d’énoncé dont raffolent les étudiants de philo. La question comporte deux éléments : « plus petite harmonie » et « grande victoire ». La grande victoire peut signifier n’importe quoi. Le champ de recherche est trop vaste. Il faut donc s’intéresser à la plus petite harmonie.
En passant au pas de course devant la gare de Dinky, j’enviai le sort des quelques rares voyageurs qui attendaient le train de 7 h 43. Courir et penser avant l’aube n’était décidément pas naturel. Katie savait que, dans mon cerveau, le brouillard ne se dissiperait pas avant midi. J’en conclus qu’elle allait me châtier pour n’avoir pas pris sa suggestion de Pythagore au sérieux.
— Alors, que proposes-tu ? demandai-je.
Elle ne semblait même pas essoufflée.
— On s’arrêtera à la Firestone au retour. Je t’indiquerai où je pense qu’il faut regarder.
Cela dura deux semaines : je me réveillais à l’aube pour une séance de gymnastique suédoise et cérébrale ; j’énonçais des idées sur Colonna pour forcer Katie à ralentir et à m’écouter ; puis je m’obligeais à courir plus vite pour ne pas lui laisser le temps de déclarer que je me trompais. Nous terminions tant de soirées et débutions tant de journées ensemble qu’un espoir germa au fond de moi : la perspective de passer une nuit à Dod Hall finirait par traverser son esprit pragmatique, qui apprécierait l’économie d’un aller et retour à Holder. Tous les matins, quand je la voyais en collant et sweat-shirt, j’imaginais de nouvelles façons de l’inviter. Mais Katie feignait de ne pas voir clair dans mon manège. Elle se souvenait de la perfidie de son ancien petit ami, le joueur de hockey. N’ayant pas abusé de la situation les rares fois où elle avait trop bu, il la voulait éperdue de reconnaissance quand elle était sobre. Elle avait mis si longtemps à le percer à jour qu’il en subsistait des traces un mois après notre rencontre.
— Que dois-je faire ? pleurai-je devant mes amis, un soir où ma frustration se muait en désespoir.
J’avais droit à un baiser sur la joue le matin après avoir couru, ce qui, tout bien considéré, couvrait à peine ma dépense d’énergie. Et depuis que je passais le plus clair de mon temps surl’ Hypnerotomachia, à raison de cinq à six heures de sommeil par nuit, ma vie devenait intenable. Le supplice de Tantale n’était qu’une bagatelle
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