La règle de quatre
tu ne me l’as pas dit auparavant ?
— J’avais un peu peur de ta réaction, répond-il.
— Tu suivrais donc le même programme que lui.
— J’essaierais, du moins.
Quant à moi, je ne sais si j’y arriverais. Hanté par mon père pendant cinq années supplémentaires ? Il serait plus que jamais présent dans l’ombre de Paul.
— C’est ton choix prioritaire ?
Il met beaucoup de temps avant de me répondre.
— Taft et Melotti sont les deux derniers.
Il veut dire : les deux derniers spécialistes del’ Hypnerotomachia.…
— Je pourrais aussi ne pas bouger d’ici, ajoute-t-il, et travailler avec n’importe qui : Batali ou Todesco.
Mais rédiger une thèse surl’ Hypnerotomachia sous la férule d’un non-spécialiste équivaudrait à composer de la musique pour les sourds.
— Il faut que tu ailles à Chicago, dis-je comme si j’en étais convaincu, ce que je suis peut-être vraiment.
— Cherches-tu à m’avouer que tu as choisi le Texas ?
— Je n’ai encore rien décidé.
— Tu sais, tu ne dois pas faire les choses uniquement en fonction de lui.
— Ce n’est pas ça.
— Bon, conclut Paul, qui préfère ne pas insister. J’ai l’impression qu’on a le même délai pour la réponse.
Les deux enveloppes gisent là où je les ai laissées, sur son bureau : le bureau sur lequel il a commencé à résoudre le mystère del’ Hypnerotomachia. Pendant quelques secondes, j’imagine mon père flottant depuis le début au-dessus de la table, pareil à un ange gardien qui, tous les soirs, guiderait Paul sur le chemin de la vérité. Et cela me fait tout drôle de penser que j’étais là, à deux pas, presque toujours endormi.
— Repose-toi, murmure-t-il.
Il prend une longue inspiration, puis gigote dans son lit. La gravité des événements de la nuit semble le tourmenter de nouveau. Peut-être a-t-il envie de m’en parler ?
— Que fais-tu demain matin ? lui dis-je.
— Il faut que j’interroge Richard à propos de ces lettres.
— Tu veux que je t’accompagne ?
— Il vaut mieux que j’y aille seul.
Nous nous taisons, cette fois pour de bon.
Paul s’endort rapidement, si j’en juge par sa respiration. J’aimerais pouvoir en faire autant, mais mes pensées se bousculent. Je songe à ce qu’aurait dit mon père en apprenant que nous avons, après toutes ces années, mis la main sur le journal du capitaine de port. Cette nouvelle aurait peut-être adouci sa solitude, l’amertume qu’il devait éprouver après avoir consacré tant d’efforts à une recherche qui intéressait si peu de monde. Et que son fils ait enfin accompli quelque chose l’aurait certainement réconforté.
Je me rappelle lui avoir lancé un soir, alors qu’il n’était apparu qu’à la mi-temps d’un match de basket auquel je participais et qui fut d’ailleurs mon dernier :
— Pourquoi es-tu arrivé si tard ?
— Désolé, Tom. J’ai été retardé.
Il marchait devant moi en direction de la voiture. Je ne pouvais détacher mes yeux de l’arrière de son crâne, de ses cheveux hirsutes qu’il oubliait systématiquement de coiffer parce qu’il ne les voyait pas dans son miroir. Nous étions à la mi-novembre. En dépit du froid de saison, il portait une veste légère. Sans doute, trop absorbé, avait-il décroché la mauvaise sur le portemanteau.
— Par quoi ? Ton travail ?
« Ton travail… » Un euphémisme pour éviter d’avoir à prononcer le titre qui me gênait tant devant mes amis.
— Non, répliqua-t-il calmement. Par la circulation.
Sur le chemin du retour, égal à lui-même, il dépassa légèrement la vitesse autorisée. Cette petite transgression, ce refus de se conformer tout à fait aux règles sans jamais vraiment parvenir à les briser me hérissait, surtout depuis que j’avais mon permis.
— Je trouve que tu as bien joué, dit-il en me regardant. Tu as réussi les deux seuls lancers francs que j’ai vus.
— J’en ai raté cinq pendant la première mi-temps. Au fait, j’ai annoncé à l’entraîneur que je ne jouerais plus.
— Tu lâches l’équipe ? Pourquoi ?
— L’intelligence a peut-être raison du plus fort, répondis-je, sachant qu’il allait me sortir cette phrase. Mais les grands écrabouillent toujours les petits.
Mon père sembla, par la suite, se reprocher cette soirée, comme si, entre nous, le basket avait été la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Deux semaines plus tard,
Weitere Kostenlose Bücher