La règle de quatre
minuit.
— À cette heure-là, j’étais au musée d’Art.
— Pourquoi ?
Le tour que prend la conversation me met mal à l’aise.
— Encore une fois, je suis désolé de t’avoir fait faux bond. Paul pensait trouver l’emplacement de la crypte de Colonna. Il voulait consulter d’autres cartes, plus anciennes.
Katie ne paraît pas étonnée. Elle se tait un instant. Puis :
— Je croyais que tu en avais fini avec le mémoire de Paul.
— Moi aussi.
— Ne t’attends pas à ce que je te regarde plonger sans réagir, Tom. La dernière fois, on ne s’est pas parlé pendant des semaines.
Elle hésite, ne sait trop comment s’y prendre.
— Je mérite mieux que ça, murmure-t-elle enfin.
Les garçons discutent toujours. Ils trouvent une position défendable et s’y agrippent, même si, au fond, ils n’y croient pas. Les arguments se bousculent dans ma bouche. Katie m’arrête :
— Ne dis rien. Réfléchis juste à mes paroles.
Nos mains se séparent ; elle laisse les photos dans la mienne. Le bourdonnement de la chambre noire revient. Comme un chien à qui j’aurais donné un coup de pied, le silence tourne toujours à son avantage.
« Mon choix est fait, ai-je envie de clamer. Inutile d’y penser. C’est simple : je t’aime, toi, plus que je n’aime le livre. »
Mais le moment est mal choisi et cet aveu ne suffirait pas. Il y a douze heures, j’ai manqué son anniversaire à cause del’ Hypnerotomachià . En cet instant, toute promesse paraîtrait vide de sens, même à moi.
— D’accord.
Elle porte la main à la bouche, commence à se ronger un ongle, puis s’interrompt.
— Il faut que je travaille, dit-elle en m’effleurant les doigts. On reparlera de tout cela ce soir.
Je contemple le bout de son ongle. J’aimerais tant qu’elle me fasse confiance.
Elle me pousse vers les rideaux noirs, me tend mon manteau. Nous repassons dans la salle de rédaction.
— Je dois finir de développer la pellicule avant l’arrivée des autres photographes, déclare-t-elle. Tu m’empêches de travailler.
Le message s’adresse plutôt à Sam qu’à moi.
Précaution inutile. Les écouteurs de Sam ne quittent pas ses oreilles. Concentrée sur sa transcription, elle ne me voit même pas partir.
Sur le pas de la porte, Katie retire ses mains du creux de mes reins. Elle semble sur le point de parler, mais choisit de se taire. Elle se penche vers moi, m’embrasse la joue. Ce baiser ressemble à ceux des premiers jours, lorsqu’elle me récompensait d’avoir couru avec elle le matin. Puis elle m’ouvre la porte et je m’en vais.
Chapitre 18
L’amour triomphe de tout.
Cette inscription ornait le bracelet d’argent que j’achetai, enfant, dans une petite boutique de souvenirs de New York et que je comptais offrir à Jenny Harlow, une fille de ma classe. J’y voyais le symbole parfait du jeune homme de ses rêves : sophistiqué, parce qu’il venait de Manhattan ; romantique, avec sa devise un peu poétique ; et très chic, avec son éclat discret. Le jour de la Saint-Valentin, je le déposai anonymement dans le casier de Jenny. Persuadé qu’elle en devinerait l’origine, j’attendis sa réaction toute la journée.
Sophistiqué, romantique et chic… Hélas, il devait manquer quelques petits cailloux sur le chemin censé mener ma bien-aimée jusqu’à moi. Julius Murphy, un élève de cinquième, semblait receler toutes les qualités qui me faisaient défaut, car ce fut lui qui reçut le baiser tant espéré. Quant à moi, j’en gardai le sentiment amer que ces vacances familiales à New York n’avaient servi à rien.
Cette mésaventure reposait sur un malentendu, comme bien des déceptions enfantines. Je découvris bien plus tard que le bracelet n’avait pas été fabriqué à New York, pas plus qu’il n’était en argent. Par un curieux hasard, mon père choisit le soir de cette fameuse Saint-Valentin pour m’entre tenir de cette devise poétique, qui se révéla beaucoup moins romantique que Julius, Jenny et moi ne le pensions.
— Tu sais, Tom, commença-t-il avec un bon sourire affectueux et indulgent, tu n’as peut-être pas tout à fait compris la phrase de Chaucer. « L’amour triomphe de tout » est plus qu’une simple inscription sur la broche en or de la Prieure.
J’eus peur que sa remarque ne débouche sur un discours semblable à ceux qu’il m’avait déjà servis sur les choux, les roses et les cigognes, avec beaucoup de
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