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La règle de quatre

La règle de quatre

Titel: La règle de quatre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ian Caldwell
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conviction et une grande ignorance de ce que nous apprenions à l’école.
    Il se lança dans une longue explication sur la dixième églogue de Virgile et son Omnia Vincit Amor , suivie d’une digression sur la neige de Sithonie et les moutons d’Éthiopie. Rien de tout cela ne répondait aux questions qui me taraudaient. Pourquoi Jenny Harlow ne me trouvait-elle pas romantique ? Comment avais-je pu faire un aussi mauvais usage de douze dollars ? Et si l’Amour triomphait de tout, pourquoi n’avait-il pas cassé la figure de Julius Murphy ?
    Mon père était un homme intelligent. Constatant que je ne l’écoutais pas, il ouvrit un livre et me montra une illustration.
    — Voici une gravure d’Augustin Carrache : L’Amour triomphe de tout. Que vois-tu ?
     

     
    Il y avait deux femmes nues à droite. À gauche, un jeune chérubin frappait un satyre beaucoup plus grand et beaucoup plus fort que lui.
    — Je ne sais pas, répondis-je, ne pouvant deviner de quel côté de la gravure viendrait la leçon.
    — Le chérubin, dit mon père en le désignant du doigt, personnifie l’amour.
    Il me laissa le temps de m’en imprégner.
    — Sache qu’il ne te défendra pas et que tu devras même lutter contre lui. Tu voudras défaire ce qu’il a fait aux autres. Mais l’Amour est trop puissant. Si fortes que soient nos souffrances, elles ne l’entament pas.
    Je ne suis pas sûr d’avoir tout à fait saisi, mais je compris au moins ceci : en voulant séduire Jenny Harlow, je m’étais mesuré à l’Amour, dans un duel perdu d’avance ainsi que l’augurait mon ridicule bracelet de pacotille. Mais pour mon père, Jenny et Julius n’étaient qu’un prétexte. En réalité, il souhaitait me transmettre un peu de sa sagesse, si durement acquise, avant que le poids de mes échecs ne devienne trop lourd. Ma mère m’avait mis en garde contre le faux amour, pensant, bien sûr, à la passion de mon père pourl’ Hypnerotomachia. Lui m’offrait à présent, à travers Virgile et Chaucer, sa propre vision des choses. Implicitement, il avouait qu’il savait ce que ressentait ma mère. Peut-être même était-il d’accord avec elle. Mais que pouvait-il faire ? De quel pouvoir disposait-il pour vaincre la force qu’il combattait, puisque l’Amour triomphait de tout ?
    Qui, de Chaucer ou Virgile, était dans le vrai ? Je n’ai toujours pas la réponse à cette question. Que pensait la Prieure de Virgile, et Virgile de l’amour ? Je conserve de cette soirée l’image de la gravure, des deux femmes nues dont mon père ne me parla pas et qui regardaient l’Amour frapper le satyre. Pourquoi Augustin Carrache avait-il placé deux femmes alors qu’une seule aurait suffi ? Là réside peut-être la morale de cette histoire : dans la géométrie de l’amour, tout est triangulaire. Pour tous les Tom et Jenny, il y a un Julius ; pour tous les Tom et Katie, il y a un Francesco Colonna ; et la langue du désir est fourchue : on embrasse deux bouches, mais on n’en aime qu’une. L’Amour trace des lignes entre les amants, comme un astronome cherchant une constellation dans un champ d’étoiles et unissant des points pour former un dessin qui n’a aucun équivalent dans la nature. La pointe du triangle devient le cœur d’un autre et la voûte de la réalité se transforme en une mosaïque de passions.
    Ensemble, elles forment un filet derrière lequel se cache l’Amour. Peut-être. Et nous sommes ces pêcheurs qui racontent comment leur dernière prise leur a filé entre les doigts. L’Amour est un pêcheur, le seul qui sache tendre des filets parfaits, dont nul poisson ne s’échappe. Tout ce qu’il obtient, c’est de rester assis, seul, dans l’auberge de la vie, éternellement jeune au milieu des hommes, et rêvant de pouvoir raconter un jour l’histoire de celle qui s’est détournée de lui.
     
    Si j’en croyais la rumeur, Katie n’était plus seule. Elle m’avait remplacé par Donald Morgan, un étudiant de troisième année, grand et maigre, toujours affublé d’un blazer impeccable. Donald briguait la succession de Gil à la présidence de l’Ivy Club. Un soir de février, je croisai les tourtereaux au Small World Café, où j’avais rencontré Paul trois ans plus tôt. On ne peut pas dire que ce fut chaleureux. Après deux ou trois banalités, comprenant que je n’étais pas électeur au club, Donald entraîna prestement Katie dehors, puis dans sa vieille Shelby Cobra

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