La règle de quatre
il ne nous est pas donné d’assister, au cours de notre vie, à cet accomplissement. Dès lors, chaque échec nous renvoie à notre propre mort. »
L’amour, lui, est une forme particulière d’échec. Même si on y a vraiment cru, il peut ne jamais s’accomplir. Certains singes ne deviendront jamais des hommes. Et qu’est-ce qu’un singe qui, malgré sa machine à écrire et l’éternité devant lui, ne peut pas faire mieux que Shakespeare ? Je n’aurais pas supporté d’entendre Katie m’annoncer qu’elle voulait rompre, qu’entre nous tout était fini. Après, plus rien n’aurait été possible. La vision de celle que j’aimais se réchauffant dans les bras de Donald Morgan sous l’arche de Blair aurait arraché les perles et les diamants de mon avenir.
Et puis le miracle se produisit. Au moment où je touchais le fond, où jamais je ne m’étais autant apitoyé sur mon sort, on frappa à la porte. J’entendis la poignée tourner et, comme elle l’avait déjà fait cent fois, Katie se glissa chez nous. Sous son manteau, elle portait celui de ses pulls que je préférais, le vert émeraude qui se mariait si bien avec la couleur de ses yeux.
— Tu ne devais pas aller au concert ? lâchai-je.
Ce fut la seule chose que je trouvai à dire et, de toutes les formules écrites par le singe, c’était sans doute la pire.
— Toi aussi, répondit-elle en me toisant.
J’imaginais très bien l’effet que je lui faisais. Le loup que Charlie m’avait forcé à contempler dans la glace se tenait devant elle.
— Pourquoi es-tu là ? lui demandai-je en jetant un coup d’œil à la porte.
— Ils ne sont pas avec moi. Je suis venue pour que tu puisses me présenter tes excuses.
Je crus un instant que c’était un coup de Gil, qu’il lui avait fait savoir que je m’en voulais mais que j’ignorais comment me rattraper. Elle me scruta alors d’une drôle de façon ; et je compris qu’elle savait très bien que je n’avais aucune intention de m’amender.
— Eh bien ?
— Tu penses que c’est ma faute ?
— Tout le monde le pense.
— Qui, tout le monde ?
— Allez, Tom. Excuse-toi.
Discuter avec elle ne faisait qu’accroître ma colère contre moi-même.
— Très bien. Je t’aime. J’aurais vraiment voulu que ça marche. Je suis désolé que tout soit parti à vau-l’eau.
— Si tu voulais tant que les choses marchent, pourquoi n’as-tu rien fait ?
— Regarde-moi ! criai-je.
Ma barbe de quatre jours, mes cheveux hirsutes…
— Voilà ce que j’ai fait !
— Tu l’as fait pour le livre.
— C’est la même chose.
— Le livre et moi, c’est la même chose ?
— Oui.
Elle me fixa comme si je venais de creuser ma propre tombe. Elle savait pourtant ce que j’allais lui dire, et qu’elle n’avait jamais accepté.
— Mon père a consacré sa vie àl’ Hypnerotomachia. M’y plonger me transporte, me comble. J’en perds le sommeil et l’appétit, j’en rêve. Il n’y a pas d’autres mots pour exprimer ce que je ressens. Comme toi quand tu vas voir ton arbre sur le champ de bataille. Quand j’y travaille, quand j’y pense, tout rentre dans l’ordre, je ne me sens plus perdu. Alors, tu veux savoir si j’éprouve la même chose pour toi ? Oui. Bien sûr. C’est pareil. Tu es l’unique personne qui, pour moi, est aussi essentielle quel’ Hypnerotomachia.
Je me suis trompé. Je pensais que je pourrais avoir les deux. J’avais tort.
— À ton avis, pourquoi suis-je venue ?
— Pour me remonter les bretelles.
— Pourquoi ?
— Pour que je m’excu…
— Tom ! Pourquoi suis-je venue ?
Parce que tu éprouves la même chose que moi. Oui.
Parce que c’était trop important pour tu me laisses me dépêtrer tout seul.
Oui.
— Que veux-tu que je fasse ? lui demandai-je.
— Je veux que tu arrêtes de travailler sur le livre.
— C’est tout ?
— C’est tout ? C’est tout !
Tout d’un coup, elle perdit son sang-froid.
— Tu voudrais que je te plaigne parce que tu as renoncé à nous pour vivre avec un bouquin ? Salaud ! J’ai passé quatre jours enfermée dans ma chambre, dans le noir complet ! Karen a appelé mes parents dans le New Hampshire. Ma mère a pris le premier avion.
— Je suis désolé…
— Tais-toi ! Laisse-moi parler. J’ai voulu aller sur le champ de bataille pour voir mon arbre et je n’y suis même pas arrivée. Tu sais pourquoi ? Parce que c’est notre arbre,
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