La Reine étranglée
bouche
pleine, il se retint d’achever sa pensée. Certaines circonstances endorment un
moment scrupules et principes. Et Jean de Cressay, mâchant, demeura songeur.
Cependant Guccio, trottant vers
Paris, se demandait s’il n’avait pas eu tort de partir si vite, et de ne pas
saisir l’occasion pour solliciter la main de Marie.
« Non, c’eût été indélicat. On
ne présente point pareille requête à des gens affamés. J’aurais paru vouloir
profiter de leur misère. J’attendrai que Marie soit guérie. »
En vérité, le courage de la décision
lui avait fait défaut, et il cherchait des excuses à son manque d’audace.
La fatigue, à la tombée du jour,
l’obligea de s’arrêter. Il dormit quelques heures à Versailles, petit village
triste et isolé au milieu de marécages insalubres. Les paysans, là aussi,
mouraient de faim.
Le lendemain matin, Guccio arrivait
rue des Lombards ; aussitôt il s’enferma avec son oncle auquel il raconta,
d’un ton indigné, tout ce qu’il venait de voir. Son récit occupa une grande
heure. Messer Tolomei, assis devant son feu, écoutait, très calmement.
— J’ai bien fait, pour la
famille Cressay ? Tu m’approuves, n’est-ce pas, mon oncle ?
— Certes, certes, mon ami, je
t’approuve. Et d’autant plus volontiers qu’il ne sert de rien de discuter avec
un amoureux… Tu as rapporté la décharge de l’archevêque ?
— Oui, mon oncle, répondit Guccio
en lui tendant l’étui de plomb.
— Tu me dis donc, reprit
Tolomei, que le prévôt de Montfort t’a déclaré percevoir le double des tailles,
dont il reverse une partie à un commis de Marigny. Sais-tu quel commis ?
— Je pourrai le savoir. Ce
drôle me croit maintenant très fort son ami.
— Et il affirme que les autres
prévôts agissent de même ?
— Sans hésiter. N’est-ce point
une honte ? Et ils font un infâme commerce de la faim, et ils
s’engraissent comme porcs, tandis qu’autour d’eux le peuple crève. Le roi ne
devrait-il pas en être averti ?
L’œil gauche de Tolomei, cet œil
qu’on ne voyait jamais, s’était brusquement ouvert, et tout son visage en
prenait une expression différente, à la fois ironique et inquiétante. En même
temps le banquier frottait l’une contre l’autre, lentement, ses mains grasses
et pointues.
— Eh bien ! Ce sont de
fort bonnes nouvelles que tu m’apportes là, mon cher Guccio, de fort bonnes
nouvelles, dit-il en souriant.
II
LES COMPTES DU ROYAUME
Spinello Tolomei n’était pas un homme
pressé. Il réfléchit deux bonnes journées ; puis, la troisième, ayant mis
sa chape par-dessus son manteau fourré, car la pluie tombait en giboulées, il
se rendit à l’hôtel de Valois. Il fut reçu rapidement par le comte de Valois
lui-même et par Monseigneur d’Artois, tous deux assez meurtris, aigres en leurs
propos, avalant mal leur défaite et cherchant à échafauder de vagues plans de
vengeance.
L’hôtel paraissait beaucoup plus
calme que les mois passés, et l’on sentait bien que le vent de la faveur
soufflait de nouveau du côté de Marigny.
— Messeigneurs, dit Tolomei aux
deux grands barons, vous vous êtes conduits ces dernières semaines d’une
manière qui, si vous teniez banque ou commerce, vous eût menés tout bonnement à
fermer comptoir.
Il pouvait se permettre ce ton de
semonce ; il s’en était acquis le droit pour dix mille livres, non pas
versées de sa poche, mais qu’il avait garanties.
— Vous ne m’avez point demandé
d’avis ; je ne vous en ai donc pas donné, reprit-il. Mais j’aurais pu vous
certifier qu’un homme aussi puissant et aussi averti que l’est messire
Enguerrand ne s’amusait pas à mettre les mains dans les coffres du roi. Des
comptes purs ? Bien sûr que ses comptes sont purs. S’il a trafiqué, c’est
d’autre manière.
Puis, s’adressant directement au
comte de Valois :
— Je vous ai obtenu quelque
argent, Monseigneur Charles, afin de vous hisser dans la confiance du roi. Cet
argent devait être promptement rendu.
— Mais il le sera, messer
Tolomei, il le sera.
— Et quand cela,
Monseigneur ? Je n’aurai point l’audace de douter de votre parole. Je suis
certain de la créance ; encore m’intéresserais-je à savoir quand et par
quels moyens elle sera remboursée. Or vous n’avez plus la gestion du
Trésor ; la voici repassée à Marigny. D’autre part, je ne vois pas qu’ait
été promulguée aucune ordonnance
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