La Religion

nouveau vers le massacre.
    1  . Salet, ou salade : demi-casque à visière rabattable utilisé depuis la fin du XV e  siècle.

DIMANCHE 19 AOÛT 1565
    Le poste de Castille – Un feu dans les ruines
    LE CHAOS brûlant de minuit transgressa tous les codes et récits humains, comme si tous les fous de la terre avaient été assemblés ici et laissés libres de se déchaîner dans le noir. Des hommes se découpaient en morceaux dans l’obscurité étouffante. Des nuées de fumée corrosive ajoutaient à la confusion. Des arquebuses crépitaient et le canon tonnait. Des éclats et des gerbes de flammes et de feu grégeois éclairaient le tumulte.
    À la lumière de ces incandescences intermittentes, Carla renfonçait des pleines poignées d’intestins dans la fente du ventre de l’Espagnol. Cela ne prolongerait pas sa vie, mais cela lui épargnerait l’indécence. Et dans de si hideuses extrémités, même les plus petites dignités devenaient précieuses. Elle avait acquis une certaine pratique en la matière, et, une fois les entrailles remises en place, elle enfonça le bas de la chemise dans la blessure pour les maintenir en place. S’il se levait, ou s’il remuait trop, elles allaient dégringoler à nouveau ; mais il y avait peu de risque. Il demeurait allongé sans mouvement ni murmure, le visage jauni et luisant dans les reflets des flammes, les yeux non plus animés par la peur, mais fixés vers sa destination éternelle. Une tache de chrême luisait sur son front. Quelques miettes du pain de communion étaient restées collées à ses lèvres. Il était dans les bras du Christ. Elle lui sourit, et il hocha la tête avec un étrange contentement. Elle passa son sac sur son épaule, se leva et le laissa mourir.
    Elle découvrit Mattias en train de la regarder, son casque sous un bras, son poids réparti sur une seule hanche comme un élément de statuaire. Sa cuirasse était couverte de sang coagulé et un fusil était suspendu à une de ses épaules. Ses traits étaient dans l’ombre et elle se demanda ce qu’ils auraient pu révéler de ses pensées. Il s’avança dans la lumière. De la poudre avait noirci son visage, et s’était rassemblée comme de l’encre dans les creux de ses yeux. Il ramena en arrière ses cheveux maculés de saleté, et des gouttes de sueur s’envolèrent, puis il tourna le cou d’un côté pour révéler une entaille coagulée d’un pouce ou deux de longueur.
    « Je suis affligé de quelques blessures, dit-il, j’ai besoin de vos soins. »
    Elle jeta un œil vers l’entaille. « Une égratignure, dit-elle.
    – Une égratignure ? »
    Il feignit d’être chagriné, avec une conviction telle qu’elle se sentit obligée d’examiner à nouveau l’entaille. Il était passé près de la mort, mais la blessure était superficielle. Ses dents apparurent en un sourire, et les cernes autour de ses yeux semblaient se foncer.
    « Que ne ferais-je pas pour gagner le plaisir de votre compagnie ? »
    Elle se mit à rire, prise par surprise, et elle fut stupéfaite de la joie soudaine que ce rire lui apportait. Elle souriait bien souvent, aux mutilés et aux condamnés, mais rire était une habitude inusitée. Elle se rendit compte que son dernier rire remontait à la nuit de son retour d’exil, quand il avait conté sous forme de farce ses aventures chez les impies. Elle ne l’avait pas revu depuis. Dans son gros poing, il brandit une outre et un panier d’osier roussi.
    « De l’eau et du vin du Seigneur, dit-il, et aussi un peu de pain, des œufs marinés, des olives et un fromage de chèvre, parfaitement à point. » Il désigna l’espace du menton. « Les mourants peuvent attendre, et les morts s’en ficheront. Venez, vous devez prendre quelque chose, j’insiste. »
    Il attrapa son butin de la main qui retenait son casque et de sa main libre il lui prit le bras et la mena jusqu’à un muret improvisé avec des ruines. Il posa sa charge à l’abri. Il ramassa quelques morceaux de charpente qui se consumaient dans la masse de gravats effondrés et les rassembla pour faire un feu.
    « Pas tout à fait un foyer, dit-il, mais c’est mieux que rien. »
    Elle le regarda sortir ses provisions.
    « J’en ai apporté assez pour trois, dit-il. Où est Amparo ?
    – Elle tient compagnie à Buraq, répondit-elle. La vue des blessures la bouleverse, et en dehors d’ici je m’inquiète pour sa sécurité.
    – Mais pas pour la vôtre,