La Revanche de Blanche
poulette, et porte ta voix. Fixe un point au fond de la salle. Dis-toi que tu t’adresses à un spectateur du poulailler.
Blanche monte le ton, parle lentement, distinctement.
— C’est mieux ! N’oublie pas qu’Arsinoé se joue d’Alceste, lui fait miroiter une charge à la Cour. Inspire-toi des intrigantes de Versailles. À propos, toi qui es si bien introduite, n’hésite pas à me raconter des anecdotes, je m’en servirai.
— Je n’y manquerai pas, promet Blanche.
— Faisons une pause, les amis ! Il fait soif !
La Thorillère, Du Croisy, Catherine de Brie et La Grange boivent du cidre doux en blaguant. La Thorillière lève son verre vers Molière :
— À ce vieil Alceste ! Dis donc, Jean-Baptiste, ne crains-tu pas que certains ne se froissent ? redoute le comédien, recruté plus pour ses relations avec le monde du théâtre que pour son talent.
— Tu es trop anxieux de plaire, François. Je n’ai peur de rien. J’espère bien que Boileau et ce bonnet de nuit de Montausier se reconnaîtront dans Alceste. Quant à Monsieur et Guiche, j’ai hâte de voir leur tête lorsqu’ils découvriront Acaste et Clitandre, ces gredins !
Blanche se régale d’avance. Enveloppée dans une longue cape bleue, démarche lente, tête droite, un rien posée, Marquise fait son apparition. Molière lui ouvre les bras :
— Ma chère amie, tu es resplendissante ! Afin de te soulager, Blanche te remplacera un soir sur deux. Cela te convient ?
Marquise foudroie Jean-Baptiste :
— Je jouerai Arsinoé, mais après je quitterai ta troupe. Tu l’auras voulu !
Deux jours plus tard, lors de la représentation de L’Amour médecin , la salle est à moitié vide. Le parterre boude. Du déjà-vu. Un four. Le Misanthrope est monté en une quinzaine. Ambiance électrique. Armande ne rate pas une occasion de rabaisser Blanche, la Du Parc l’ignore. Malgré les sarcasmes et les caprices des actrices, les hommes de la troupe protègent la petite, Molière la soutient. Il croit en elle.
Le 4 juin 1666, à la première, Blanche a le trac. Elle frise ses cheveux avec un fer, s’épile les sourcils, les dessine d’un trait noir, se gourme de gomme arabique. Du rouge d’Espagne aux joues et la voilà prête. De chaque côté des tréteaux de la scène, des nobliaux jacassent. Aux trois coups, en haut-de-chausses et justaucorps de brocart rayé or, Molière-Alceste surgit.
— Laissez-moi, je vous prie , exige-t-il dans un grand rire amer.
Quand vient son tour, Blanche fixe une balustrade dorée. Elle tente de porter sa voix, de penser à sa diction, à ses gestes. Moulée dans sa robe grise à col en dentelle, elle tangue, un peu crispée. Elle assure, c’est déjà ça. Quand elle annonce à Alceste : Là je vous ferai voir une preuve fidèle de l’infidélité du cœur de votre belle , des cris d’indignation s’élèvent. Le public vibre au rythme des rebondissements. Dans la dernière scène, la troupe au grand complet se retrouve pour un dénouement où Molière pousse au paroxysme la misanthropie d’Alceste :
Je vais sortir d’un gouffre où triomphent les vices,
Et chercher sur la terre un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.
Décontenancée, la salle applaudit mollement. Les acteurs saluent, puis disparaissent en vitesse en coulisse. Molière encaisse le coup. Il tape sur l’épaule de Blanche :
— Bravo petite ! Tu t’es surpassée. Ces imbéciles n’ont rien compris ; il leur faut des farces, du guignol.
Ce soir-là, la recette est correcte : mille quatre cents livres. Le lendemain, elle fléchit, pour tomber à deux cent douze livres dix jours plus tard. Les Parisiens profitent des longues soirées de cette saison douce pour flâner ; les nobles ont pris leurs quartiers d’été. La Cour est à Fontainebleau. Peu de courtisans se déplacent vers Paris. Les critiques semblent pourtant favorables. Robinet écrit dans sa gazette : « Molière n’a rien fait de meilleur. Les expressions sont belles. Et vigoureuses et nouvelles. » Tous louent la moralité de la pièce. Accusé jusqu’alors d’être obscène, Jean-Baptiste apparaît soudain presque comme un dévot.
Comme prévu, Blanche joue un soir sur deux. Ninon veille à ce qu’elle rentre à la maison avec Blase. Déçue d’apprendre que Charles passera l’été sur les terres des Longueville en Normandie, elle se morfond, commence à penser que,
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