La Revanche de Blanche
revit. Mai est la période des tournois de bague, des processions fleuries, des baptêmes en grande pompe, des communions en robe de mariée, des mariages en aube de communiante. Les cloches ne chôment pas. Le long des hôtels ocre roux de la place Royale, carrosses, chevaux et livreurs vont et viennent. Une chaise à porteurs s’arrête devant l’hôtel des La Tour. Un escarpin noir, un manteau gris, une silhouette courbée : soutenue par son valet, Arsinoé met pied à terre. Triste fin. Plus loin, sur les quais, des mariniers déchargent des fruits. L’un d’eux hèle Blanche : « Je t’emmène, ma belle ? » Sourire aux lèvres, elle poursuit son chemin vers le Palais-Royal. Un compliment et la voilà regonflée pour la journée !
Entouré des comédiens fardés de blanc de céruse, sourcils au charbon, Molière multiplie singeries et roulades. Il sautille vers Blanche en sifflotant :
— Tu tombes à pic, ma belle. Nous commençons les répétitions de mon cher, mon très cher Misanthrope aujourd’hui. Ce satané Alceste m’a demandé un travail fou. Je me suis beaucoup amusé à égratigner les courtisans, leur hypocrisie, leurs préciosités alambiquées, leur indécrottable sottise ! Tu tiendras le rôle d’Arsinoé en alternance avec Marquise Du Parc : ton premier grand rôle ! Ah ! N’oublie pas qu’en fin de semaine, on remonte L’Amour médecin pour deux soirs.
— Je suis heureuse d’être parmi vous. Marquise est donc revenue ?
— Elle peut nous faire faux bond du jour au lendemain. Ce fieffé Racine la courtise d’arrache-coeur.
Dans une robe écarlate à franges, Armande, qui tient le rôle de Célimène, tape du pied sur les planches :
— Si tu veux mon avis, Jean-Baptiste, mademoiselle de La Motte est trop jeune, trop mignonnette pour interpréter Arsinoé, cette vieille fille acariâtre qui en veut aux jolies femmes de leur succès. Elle n’a pas assez de métier pour jouer une dévote. Et puis, elle ne fait pas partie de la troupe que je sache.
Blanche enrage. Molière lui fait un clin d’œil complice puis se tourne vers sa femme :
— Calme-toi chérie. Nous la vieillirons : une affaire de maquillage.
— Tu n’en fais qu’à ta tête ! Depuis que tu t’es entiché de Michel Baron, tu me délaisses, jérémiade Armande.
Molière l’enlace, la couvre de petits baisers : elle roucoule.
— Mes enfants, ne perdons pas de temps : on reprend du début.
La Thorillière-Philinte, petit noiraud trapu, et Molière-Alceste ouvrent le bal. Précis, exigeant, Jean-Baptiste dirige et joue tout ensemble :
— La Thorillière, quand tu dis : Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? , sois moins sérieux. Philinte est l’ami d’Alceste : il se moque de lui, le provoque. Dans Quelle bizarrerie… , roule les R. Il faut accentuer le contraste avec Alceste. Tu dois être vrai, parler au cœur. Il y a un peu de moi chez ce grand atrabilaire qui souffre de l’injustice, de la légèreté des femmes. Se délecte de sa mélancolie et croit avoir raison contre le monde entier.
À l’acte II, Armande donne la réplique à Molière :
— Des amants que je fais me rendez-vous coupable ? Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
— Nous y sommes ! se réjouit Poquelin. Garde ta fureur, chérie, et sers-t’en.
— Avoue, Jean-Baptiste, Célimène, cette coquette qui pousse Alceste à fuir dans le désert, c’est moi. Tu as transposé nos démêlés, notre vie privée sur scène, se déchaîne Armande, les mains sur les hanches.
— Célimène est un caractère. Une jeune veuve qui profite de sa liberté et de sa fortune pour le plaisir d’être courtisée. Je ne vois pas en quoi elle te ressemble.
Armande fait la moue. Blanche craint le face-à-face. La scène IV de l’acte III approche. Elle sait par cœur sa longue tirade. Sa robe grise lui comprime la taille. Elle s’avance vers Armande qui l’accueille tout sourires :
— Ah ! quel heureux sort en ce lieu vous amène ?
Blanche n’en revient pas. C’est ça une comédienne ! L’art de la volte-face, de se glisser dans la peau d’une autre, de savoir mentir. Elle l’imite, feint la sincérité :
— L’amitié doit surtout éclater aux choses qui le plus nous peuvent importer.
La scène terminée, Armande lui tourne le dos. Blanche s’en moque, enchaîne avec Molière. Dès la première réplique, celui-ci l’arrête :
— Articule un peu plus,
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