La Revanche de Blanche
décidément, il n’est qu’un blanc-bec. Dans l’attente des nouvelles d’Athénaïs et de Louise, elle se retient de dévoiler à sa marraine le pacte secret passé avec Athénaïs : pas un mot sur la Voisin.
Le 10 juin, après le spectacle, elle ne peut résister à l’envie de suivre les comédiens au Lapin Agile. Blase attendra. Autour d’une grande table, Catherine de Brie, Edme, La Thorillière et La Grange sirotent de la bière fraîche. La Thorillière fait signe à Blanche de prendre place près d’eux :
— J’en ai assez de jouer devant une salle vide ! Quelle idée d’avoir programmé cette pièce au moment où tout le monde fuit Paris. Tu aurais tout de même pu faire venir du beau monde, Blanche.
— Si tu crois que je fais ce que je veux.
— Molière ne t’a pas prise que pour ta frimousse.
— Il ne t’a pas recrutée pour ton talent, à ce qu’on dit, pocharde Blanche.
— Ça suffit les amis, tranche La Grange. Les critiques disent n’importe quoi !
— Tous pourris ! lance Catherine en levant sa chope.
Mi-juin, la salle est déserte. Pendant la dernière scène, une bande d’agités balance un sceau d’épluchures sur les planches.
— Abrutis ! Incultes ! Gredins ! les injurie La Thorillière.
La mine grave, Molière réunit ses troupes :
— Mes amis, nous arrêtons de jouer Le Misanthrope , cet incompris. Nous le reprendrons à la rentrée. Je me rattraperai avec Le Médecin malgré lui. Du rire bien gras, comme ils aiment. Nous commençons les répétitions dans quinze jours, le 14 juillet. Vous ferez tous partie de la distribution.
Les comédiens applaudissent. Blanche regagne sa loge. Sur sa coiffeuse, une enveloppe. Une lettre à l’écriture penchée, élégante, non signée. Étrange…
10
Mademoiselle ,
Je suis une vieille servante dont le nom ne vous dira rien. J’ai été cuisinière au service de votre mère en Bourgogne ; je l’appréciais beaucoup. Saviez-vous qu’elle était l’amie de la marquise de Brinvilliers dont la famille possède une propriété non loin de Cormatin ? Plus jeune que madame votre mère, la marquise s’est toujours montrée reconnaissante pour les sages conseils qu’elle lui prodiguait. Lorsque vous étiez en nourrice, elle a veillé sur vous afin que vos demi-frères ignorent tout de votre existence. Son père, monsieur Dreux d’Aubray, prévôté et vicomte de Paris, ancien premier magistrat et officier lié à Georges de La Motte, est au plus mal. Votre visite en ces jours pénibles lui serait agréable. Il est inutile de lui faire part de ma démarche, vous n’en serez que plus louable. Peut-être pourriez-vous approcher son amant, monsieur Godin de Sainte-Croix, un officier de chevalerie passionné d’alchimie, et l’interroger sur ses découvertes.
Avec mon bon souvenir, chère enfant .
La marquise réside rue Neuve-Saint-Paul .
Blanche est perplexe : ce billet est trop bien rédigé pour une servante. Pourquoi garde-t-elle l’anonymat ? Pourquoi se manifeste-t-elle aujourd’hui, après des années de silence ? Ma mère m’avait parlé de sa jeune amie, Marie-Madeleine Dreux d’Aubray, en des termes pas toujours bienveillants. Elle lui en voulait de ne pas l’avoir prévenue des mauvais traitements d’Irma, ma nourrice. Plus tard, elle lui avait pardonné son insouciance. À vingt et un ans, la marquise avait épousé Antoine Gobelin, issu d’une lignée de marchands en écarlate qui donna son nom à la célèbre manufacture royale de tapisseries. La rue Neuve-Saint-Paul se trouve à quelques minutes de la rue des Tournelles. Pourquoi ne pas y faire un saut ?
Un matin ensoleillé de fin juin, sans en parler à Ninon, Blanche gagne l’hôtel Gobelin. Un garde lui barre l’entrée. Elle décline son identité. L’homme la fait patienter. Quelques instants plus tard, elle pénètre dans un salon encombré de meubles sombres et de lourdes tentures. Une femme, la peau très blanche, petite, menue, de longs cheveux châtains, le regard azur, l’observe avec une douceur suave :
— Bonjour mademoiselle, vous êtes donc la fille d’Émilie ?
— Oui, madame.
— Que devient votre mère depuis tout ce temps ?
— Ma mère est morte en Nouvelle-France où elle était allée retrouver mon père, Ronan Le Guillou.
— Seigneur ! Elle était une sœur pour moi. Une femme si déterminée, si vivante. Les Précieuses ont été odieuses avec elle. Quand je pense
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