La Ronde De Nuit
avenue devant toi, bordée de réverbères étincelants. Elle te semble à l’image de l’avenir : chargée de belles promesses — comme on dit. L’ivresse te coupe le souffle au seuil de cette voie royale, mais il ne s’agit que de l’avenue des Champs-Élysées avec ses bars cosmopolites, ses poules de luxe et le Claridge , caravansérail hanté par le fantôme de Stavisky. Tristesse du Lido . Étapes navrantes que sont le Fouquet’s et le Colisée . Tout était truqué d’avance. Place de la Concorde, tu portes des chaussures en lézard, une cravate à pois blancs et une petite gueule de gigolo. Après un détour par le quartier « Madeleine-Opéra », tout aussi vil que les « Champs-Élysées », tu poursuis ton itinéraire et ce que le médecin appelle ta DÉ-COM-PO-SI-TION MO-RA-LE sous les arcades de la rue de Rivoli. Continental, Meurice, Saint James et d’Albany , où j’exerce le métier de rat d’hôtel. Les riches clientes me font quelquefois monter dans leur chambre. À l’aube, je fouille leur sac à main et leur dérobe quelques bijoux. Plus loin, Rumpelmayer aux parfums de chairs flétries. Les tantes que l’on agresse, la nuit, dans les jardins du Carrousel, pour leur piquer bretelles et portefeuille. Mais la vision se fait tout à coup plus nette ; me voici au chaud, dans le ventre de Paris. Où se situe exactement la frontière ? Il suffit de traverser la rue du Louvre ou la place du Palais-Royal. Tu t’enfonces vers les Halles en suivant de petites rues puantes. Le ventre de Paris est une jungle zébrée de néons multicolores. Autour de toi, des cageots de légumes renversés et des ombres qui charrient de gigantesques quartiers de buffle. Quelques visages blafards et outrageusement maquillés surgissent un instant puis disparaissent. Désormais tout est possible. On te recrutera pour les plus basses besognes avant de te régler définitivement ton compte. Et si tu échappes — par une dernière astuce, une dernière lâcheté — à tout ce peuple de poissardes et de bouchers tapis dans l'ombre, tu iras mourir un peu plus loin, de l’autre côté du boulevard de Sébastopol, au milieu de cette esplanade. Ce terrain vague. Le médecin l’a dit. Te voici parvenu au terme de ton itinéraire et tu ne peux plus revenir sur tes pas. Trop tard. Les trains ne marchent plus. Nos promenades du dimanche le long de la petite ceinture, cette ligne de chemin de fer désaffectée…
Nous faisions, en la suivant, le tour de Paris. Porte de Clignancourt. Boulevard Pereire. Porte Dauphine. Plus loin, Javel… On avait transformé les gares qui la desservaient en dépôts ou en cafés. Certaines, on les avait laissées intactes et je pouvais croire qu’un train y passerait d’un instant à l’autre, mais l’horloge, depuis cinquante ans, marquait la même heure. J’ai toujours éprouvé une tendresse particulière pour la gare d’Orsay. Au point d’y attendre encore les grands pullmans bleu ciel qui vous emmènent en Terre promise. Comme ils ne viennent pas, je traverse le pont Solferino en sifflotant une java. Ensuite, je sors de mon portefeuille la photographie du docteur Marcel Petiot, pensif, au banc des accusés, avec, derrière lui, toutes ces piles de valises : espoirs, projets avortés, et le juge, en les désignant, me demande : « Dis, qu’as-tu fait de ta jeunesse ? » tandis que mon avocat (ma mère, en l’occurrence, car personne n’a accepté de me défendre) tente de le persuader, lui et les membres du jury, que « pourtant, j’étais un garçon qui promettait », « un garçon ambitieux », un de ces garçons dont on dit : « Il aura un bel avenir. » La preuve, monsieur le Juge : ces valises, derrière lui, sont d’excellente qualité. Du cuir de Russie, monsieur le Juge. — Que peut me faire, madame, la qualité de ces valises puisqu’elles ne sont jamais parties ? Et tous me condamnent à mort. Ce soir, il faut que tu te couches tôt.
Demain, c’est jour d'affluence au bordel.
N’oublie pas tes fards et ton rouge à lèvres. Exerce-toi encore une fois devant la glace : ton clin d’œil doit avoir la douceur du velours. Tu rencontreras beaucoup de maniaques qui te réclameront les choses les plus invraisemblables. Ces vicieux me font peur. Si je les mécontente, ils me liquideront. Pourquoi n’a-t-elle pas crié : « V IVE LA NATION ! » Moi, je le répéterai autant de fois qu’ils le veulent. Je suis la plus docile des
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