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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Modiano
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putains. — Buvez, mais buvez donc, me dit Zieff d’une voix suppliante. — Un peu de musique ? propose Violette Morris. Le Khédive se dirige vers moi en souriant : — Le lieutenant va arriver dans dix minutes. Vous lui direz bonjour comme si de rien n’était. — Une chanson sentimentale, demande Frau Sultana. —  SEN - TI - MEN - TA - LE  ! hurle la baronne Lydia. — Ensuite, vous tâcherez de l’entraîner à l’extérieur du café. —  Negra noche, s’il vous plaît, demandé Frau Sultana. — De manière que nous puissions l’appréhender plus facilement. Ensuite, nous irons arrêter les autres à leur domicile. —  Five Feet Two, minaude Frau Sultana. C’est la chanson que je préfère. — Un beau coup de filet en perspective. Je vous remercie pour vos renseignements, mon petit. — Et puis non ! déclare Violette Morris. Je veux entendre Swing Troubadour ! L’un des frères Chapochnikoff tourne la manivelle du gramophone. Le disque est rayé. On a l’impression que la voix du chanteur va se briser d’un instant à l’autre. Violette Morris bat la mesure, en murmurant les paroles :
     
    Mais ton amie est en voyage
    Pauvre Swing Troubadour…
     
    Le lieutenant. Était-ce une illusion due à mon extrême fatigue ? Certains jours je l’entendais me tutoyer. Sa morgue avait fondu et les traits de son visage s’affaissaient. Il ne restait plus en face de moi qu’une très vieille dame qui me regardait avec tendresse.
     
    Et cueillant des roses printanières
    Tristement elle fit un bouquet…
     
    Une lassitude, un désarroi le prenait comme s’il se rendait compte, tout à coup, qu’il ne pouvait rien pour moi. Il répétait :
    « Ton cœur de midinette, midinette, midinette, midinette… » Il voulait dire, sans doute, que je n’étais pas un « mauvais bougre » (l’une de ses expressions). J’aurais voulu, à ces moments-là, le remercier pour la gentillesse qu’il me témoignait, lui si sec, si autoritaire d’habitude, mais je ne trouvais pas les mots. Au bout d’un moment je parvenais à bredouiller : « Mon cœur, il est resté aux Batignolles » et je souhaitais que cette phrase lui dévoilât ma vraie nature : celle d’un garçon assez fruste, émotif — non — actif secondaire et pas méchant du tout.
     
    Pauvre Swing Troubadour
    Pauvre Swing Troubadour…
     
    Le disque s’est arrêté. — Martini sec, jeune homme ? me demande Lionel de Zieff. Les autres se rapprochent de moi. — Un nouveau malaise ? me demande le marquis Baruzzi. — Je vous trouve bien pâle. — Et si nous lui faisions prendre l’air ? propose Rosenheim. Je n’avais pas remarqué la grande photo de Pola Négri, derrière le bar. Ses lèvres ne bougent pas, les traits de son visage sont lisses et empreints de sérénité. Elle considère toute cette scène avec indifférence. Le cliché jauni la rend encore plus lointaine. Pola Négri ne peut rien pour moi.
    Le lieutenant. Il est entré au café Zelly’s en compagnie de Saint-Georges, vers minuit, comme convenu. Tout s’est passé très vite. Je leur fais un signe de la main. Je n’ose pas les regarder dans les yeux. Je les entraîne hors du café. Le Khédive, Gouari et Vital-Léca les entourent aussitôt, revolver au poing. À ce moment-là, je les regarde droit dans les yeux. Ils me considèrent d’abord avec stupéfaction, puis avec une sorte de mépris joyeux. Au moment où Vital-Léca leur tend les menottes, ils se dégagent, courent en direction du boulevard. Le Khédive tire trois coups de feu. Ils s’écroulent à l’angle de la place et de l’avenue Victoria.
    Sont arrêtés dans l’heure qui suit :
    Corvisart : 2, avenue Bosquet ;
    Pernety : 172, rue de Vaugirard,
    Jasmin : 83, boulevard Pasteur ;
    Obligado : 5, rue Duroc ;
    Picpus : 17, avenue Félix-Faure ;
    Marbeuf et Pelleport : 28, avenue de Breteuil.
    Je sonnais chaque fois à la porte et, pour les mettre en confiance, leur disais mon nom.
    Ils dorment. Coco Lacour occupe la plus grande chambre de la maison. J’ai installé Esmeralda dans une pièce bleue qui appartenait sans doute à la fille des propriétaires. Ceux-ci ont quitté Paris en juin « à la suite des événements ». Ils reviendront quand l’ordre ancien sera rétabli, qui sait ? la saison prochaine… et nous chasseront de leur hôtel particulier. J’avouerai devant le tribunal que je m’étais introduit par effraction dans cette demeure. Le Khédive,

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