La Ronde De Nuit
avant de se coucher. La lampe jetait une clarté douce sur la bibliothèque et le portrait grandeur nature de Monsieur de Bel-Respiro. Ils déplaçaient lentement les figurines du jeu. Esmeralda inclinait la tête et Coco Lacour mordillait son index.
Le silence, tout autour de nous. J’ai fermé les volets. Coco Lacour s’endort très vite. Esmeralda a peur du noir, si bien que je laisse toujours sa porte entrebâillée et de la lumière dans le corridor. Je lui fais la lecture pendant un quart d’heure environ. Le plus souvent un ouvrage que j’ai découvert sur la table de nuit de sa chambre quand j’ai pris possession de cet hôtel particulier : Comment élever nos filles, par Madame Léon Daudet. « C’est surtout devant l’armoire à linge que la fillette commencera à éprouver le sentiment grave des choses de la maison. En effet, l’armoire à linge n’est-elle pas la représentation la plus imposante de la sécurité et de la stabilité familiales ? Derrière ses portes massives, on voit alignées les piles de draps frais, les nappes damassées, les serviettes bien pliées ; rien n’est à mon avis plus reposant à voir qu’une belle armoire à linge… » Esmeralda s’est endormie. J’égrène quelques notes sur le piano du salon. Je m’appuie contre la fenêtre. Une place calme, comme on en trouve dans le XVI e arrondissement. Les feuillages des arbres caressent la vitre. Je croirais volontiers que la maison m’appartient. La bibliothèque, les lampes à abat-jour rose et le piano me sont devenus familiers. Je voudrais cultiver les vertus domestiques, comme me le conseille Madame Léon Daudet, mais je n’en aurai pas le temps.
Les propriétaires reviendront, un jour ou l’autre. Ce qui m’attriste le plus, c’est qu’ils chasseront Coco Lacour et Esmeralda. Je ne m’attendris pas sur mon compte. Les seuls sentiments qui m’animent sont : la Panique (à cause de quoi je commettrai mille lâchetés) et la Pitié envers mes semblables : si leurs grimaces m’effraient, je les trouve quand même bien émouvants. Passerai-je l’hiver au milieu de ces maniaques ? J’ai mauvaise mine. Mes allées et venues perpétuelles du lieutenant au Khédive et du Khédive au lieutenant sont épuisantes. Je voudrais à la fois contenter les uns et les autres (pour qu’ils m’épargnent) et ce double jeu exige une résistance physique que je n’ai pas. Alors, il me vient brusquement une envie de pleurer. Mon insouciance fait place à un état que les Juifs anglais appellent nervous break down . Je zigzague à travers un labyrinthe de réflexions et j’en arrive à conclure que tous ces gens, répartis en deux clans opposés, se sont ligués secrètement pour me perdre. Le Khédive et le lieutenant ne font qu’une seule personne et je ne suis moi-même qu’un papillon affolé allant d’une lampe à l’autre et se brûlant chaque fois un peu plus les ailes.
Esmeralda pleure. J’irai la consoler. Ses cauchemars sont brefs et elle se rendormira aussitôt. J’attendrai le Khédive, Philibert et les autres en jouant au mah-jong. Je ferai une dernière fois le tour de la situation. D’un côté les héros « tapis dans l’ombre » : le lieutenant et les crânes petits saint-cyriens de son état-major. De l’autre, le Khédive et les gangsters de son entourage. Et moi, ballotté entre les deux avec des ambitions, oh, bien modestes : BARMAN dans une auberge des environs de Paris. Un grand portail, une allée de graviers. Un parc autour et un mur d’enceinte. Par temps clair on verrait des fenêtres du troisième étage le faisceau de la tour Eiffel balayer l’horizon.
Barman. On s’y fait. C’est douloureux quelquefois. Surtout aux alentours de la vingtième année, quand on se croyait sollicité parun destin plus brillant. Moi pas. De quoi s’agit-il ? Préparer des cocktails. Le samedi soir, les commandes se succèdent à un rythme accéléré. Gin-fizz. Alexandra. Dame-Rose. Irish coffee. Un zeste de citron. Deux punchs martiniquais. Les clients, de plus en plus nombreux, assiègent le bar derrière lequel je mélange les liquides aux couleurs d’arc-en-ciel. Ne pas les faire attendre. Je crains qu’ils ne se précipitent sur moi au moindre relâchement. Si je remplis leur verre avec rapidité, c’est pour les tenir à distance. Je n’aime pas beaucoup les contacts humains. Porto-Flip ? Tout ce qu’ils voudront. Je dispense les alcools. Une manière comme une autre de
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