La Ronde De Nuit
Philibert et les autres comparaîtront en même temps que moi. Le monde aura repris ses couleurs habituelles, Paris s’appellera de nouveau la Ville Lumière et le public des assises écoutera, un doigt dans le nez, l’énumération de nos crimes : délations, passages à tabac, vols, assassinats, trafics de toute espèce — choses qui sont, à l’heure où j’écris ces lignes, monnaie courante. Qui acceptera de venir témoigner en ma faveur ? Le fort de Montrouge par un matin de décembre. Le peloton d’exécution. Et toutes les horreurs que Madeleine Jacob écrira sur mon compte. (Ne les lis pas, maman.) De toute façon, mes complices me tueront avant même que la Morale, la Justice, l’Humain aient reparu au grand jour pour me confondre.
Je voudrais laisser quelques souvenirs : au moins transmettre à la postérité les noms de Coco Lacour et d’Esmeralda. Cette nuit, je veille sur eux mais pour combien de temps encore ? Que deviendront-ils sans moi ? Ils furent mes seuls compagnons. Doux et silencieux comme des gazelles. Vulnérables. Je me rappelle avoir découpé dans un magazine la photographie d’un chat que l’on venait de sauver de la noyade. Le poil trempé et dégoulinant de vase. Une corde lui enserrait le cou à l’extrémité de laquelle était attachée une pierre. Jamais regard ne m’a paru aussi bon que le sien. Coco Lacour et Esmeralda lui ressemblent. Entendez-moi bien : je ne suis pas membre de la Société protectrice des animaux ni de la Ligue des Droits de l’Homme. Ce que je fais ? Je marche à travers une ville désolée. Le soir, vers neuf heures, elle s’enfonce dans le black-out, et le Khédive, Philibert, tous les autres forment une ronde autour de moi. Les jours sont blancs et torrides. Il faut que je trouve une oasis, sous peine de crever : mon amour pour Coco Lacour et Esmeralda. Je suppose qu’Hitler lui-même éprouvait le besoin de se détendre en caressant son chien, JE LES PROTÈGE . Quiconque voudra leur faire du mal aura affaire à moi. Je tâte le silencieux que le Khédive m’a donné. Mes poches sont bourrées de fric. Je porte l’un des plus beaux noms de France (je l’ai volé, mais cela n’a aucune importance par les temps qui courent). Je pèse quatre-vingt-dix-huit kilos à jeun. Des yeux de velours. Un garçon qui « promettait ». Mais qui promettait quoi ? Toutes les fées se sont penchées sur mon berceau. Elles avaient bu sans doute. Vous vous attaquez à forte partie. Alors, NE LES TOUCHEZ PAS ! Je les ai rencontrés pour la première fois à la station de métro Grenelle et j’ai compris qu’un geste, un souffle suffirait pour les briser. Je me demande par quel miracle ils étaient là, encore vivants. J’ai pensé à ce chat sauvé de la noyade. Le géant roux et aveugle s’appelait Coco Lacour, la petite fille — ou la petite vieille — Esmeralda. Devant ces deux êtres, j’ai éprouvé de la pitié. Une marée âcre et violente me submergeait. Puis, avec le ressac, un vertige m’a pris : les pousser sur les rails du métro. J’ai dû m’enfoncer les ongles dans les paumes et me raidir. La marée m’a englouti de nouveau et le déferlement des vagues était si doux que je m’y abandonnai, les yeux fermés.
Chaque nuit, j’entrouvre la porte de leur chambre, le plus doucement possible, et les regarde dormir. J’éprouve le même vertige que la première fois : tirer le silencieux de ma poche et les tuer. Je trancherai la dernière amarre et atteindrai ce pôle Nord, où l’on n’a même plus la ressource des larmes pour adoucir sa solitude. Elles gèlent au bord des cils. Un chagrin sec. Deux yeux grands ouverts sur une végétation aride. Si j’hésite encore à me débarrasser de cet aveugle et de cette petite fille — ou de cette petite vieille —, trahirai-je au moins le lieutenant ? Il a, contre lui, son courage, son assurance et le panache dont il drape le moindre de ses gestes. Son regard bleu et droit m’exaspère. Il appartient à la race encombrante des héros. Pourtant, je ne peux m’empêcher de le voir sous les traits d’une très vieille dame indulgente. Je ne prends pas les hommes au sérieux. Un jour, je finirai par les considérer tous — et moi-même — avec le regard que je pose en ce moment sur Coco Lacour et Esmeralda. Les plus durs, les plus orgueilleux m’apparaîtront comme des infirmes qu’il faudrait protéger.
Ils ont fait leur partie de mah-jong dans le salon
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