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La Ronde De Nuit

La Ronde De Nuit

Titel: La Ronde De Nuit Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Modiano
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Molyneux, acheter une cinquantaine de robes. Tout cela, pour Maman. Maître chanteur, gouape, donneuse, indic, assassin peut-être, mais fils exemplaire. C’était ma seule consolation. Le soir tombait. Les enfants quittaient le jardin après un dernier tour de manège. Là-bas les réverbères des Champs-Élysées s’allumaient d’un seul coup. Il aurait mieux valu — me disais-je — rester place des Acacias. Éviter soigneusement les carrefours et les boulevards à cause du bruit, des mauvaises rencontres. Quelle drôle d’idée de m’être assis à la terrasse du Royal-Villiers, place Pereire, moi si discret, si précautionneux et qui voulais à tout prix me faire oublier. Mais on doit débuter dans la vie. On n’y coupe pas. Elle finit par vous envoyer ses sergents recruteurs : en l’occurrence le Khédive et Monsieur Philibert. Un autre soir, sans doute, je serais tombé sur des personnages plus honorables qui m’auraient conseillé l’industrie des textiles ou la littérature. Ne me sentant aucune vocation particulière, j’attendais de mes aînés qu’ils me choisissent un emploi. À eux de savoir sous quels aspects ils me préféraient. Je leur laissais l’initiative. Boy-scout ? Fleuriste ? Tennisman ? Non : Employé d’une pseudo-agence de police. Maître chanteur, indic, racketter. Cela m’a étonné tout de même. Je n’avais pas les vertus qu’exigent de tels travaux : la méchanceté, le manque de scrupules, le goût des fréquentations crapuleuses. Je m’y suis mis courageusement comme d’autres préparent leur C.A.P. de chaudronnier. Le plus curieux avec les garçons de mon espèce : ils peuvent aussi bien finir au Panthéon qu’au cimetière de Thiais, carré des fusillés. On en fait des héros. Ou des salauds. On ignorera qu’ils ont été entraînés dans une sale histoire à leur corps défendant. Ce qui importait pour eux : leur collection de timbres-poste et de rester bien tranquilles, place des Acacias, à respirer à petits coups précis.
    En attendant, je filais un mauvais coton. Ma passivité, le peu d’enthousiasme que je manifestais au seuil de la vie me rendaient d’autant plus vulnérable à l’influence du Khédive et de Monsieur Philibert. Je me répétais les paroles d’un docteur, mon voisin de palier, place des Acacias. « À partir de vingt ans, disait-il, on commence à pourrir. De moins en moins de cellules nerveuses, mon petit. » J’avais noté cette remarque dans un agenda car il faut toujours profiter de l’expérience de ses aînés. Il voyait juste, je m’en rendais compte maintenant. Mes trafics et les personnages troubles que je côtoyais me feraient perdre mon teint de rose. L’avenir ? Une course au terme de laquelle je débouchais sur un terrain vague. Une guillotine vers laquelle on me traînait sans que je puisse reprendre mon souffle. Quelqu’un me murmurait à l’oreille : vous n’aurez retenu de la vie que ce tourbillon où vous vous êtes laissé emporter… musique tzigane de plus en plus rapide pour étouffer mes cris. Ce soir, décidément, le fond de l’air est doux. Comme jadis, à la même heure, les ânes de l’allée centrale s’en vont vers leurs écuries. Ils ont dû, tout le jour, promener des enfants. Ils disparaissent du côté de l’avenue Gabriel. On ne saura jamais rien de leurs peines. Une telle discrétion m’en imposait. À leur passage, je retrouvais le calme, l’indifférence. Je tâchais de rassembler mes idées. Elles étaient rares et toutes extrêmement banales. Je n’ai pas le goût des idées. Trop émotif pour cela. Paresseux. Après quelques minutes d’effort j’en arrivais toujours à la même conclusion : je mourrai un jour ou l’autre. De moins en moins de cellules nerveuses. Un long processus de pourrissement. Le médecin m’avait prévenu. Je dois ajouter que mon travail me prédisposait à la délectation morose : indic de police et maître chanteur à vingt ans, cela vous bouche pas mal d’horizons. Il flottait, 177, avenue Niel, une drôle d’odeur, à cause des meubles vieillots et du papier peint. La lumière n’était jamais franche. Derrière le bureau des casiers en bois ou je rangeais les fiches de nos « clients ». Je les désignais par des noms de plantes vénéneuses : Coprin Noir d’Encre, Belladone, Bolet Satan, Jusquiame, Entolome livide… À leur contact, je me décalcifiais. Le parfum lourd de l’avenue Niel imprégnait mes vêtements. Je me

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