La Ronde De Nuit
portais aussi cet après-midi-là un costume beige et des chaussures à semelles de crêpe. Dans mon portefeuille, une photographie de maman et un ticket de métro périmé. Je venais de me faire couper les cheveux. Tous ces détails n’intéressaient personne. Les gens ne pensaient qu’à sauver leur peau. Chacun pour soi. Au bout de quelque temps, plus un piéton, une automobile dans les rues. Maman elle-même était partie. J’aurais voulu pleurer mais je n’y parvenais pas. Ce silence, cette ville déserte correspondait à mon état d’esprit. Je considérai de nouveau ma cravate et mes chaussures. Il faisait un beau soleil. Les paroles d’une chanson me revenaient à la mémoire :
Seul
depuis toujours…
Le sort du monde ? Je ne lisais même pas les manchettes des journaux. D’ailleurs, il n’y aurait plus de journaux. Ni de trains. Maman avait pris de justesse le dernier Paris-Lausanne. Seul
il a souffert chaque jour il pleure
avec le ciel de Paris…
Une chanson douce comme je les aimais. Malheureusement l’heure n’était pas aux romances. Nous vivions — me semblait-il — une époque tragique. On ne fredonne pas des refrains d’avant-guerre quand tout agonise autour de soi. Je manquais de tenue. Est-ce ma faute ? Je n’ai jamais éprouvé de goût pour grand-chose. Sauf pour le cirque, l’opérette et le music-hall.
Passé la rue de Castiglione, il a fait nuit. Quelqu’un m’emboîtait le pas. J’ai reçu une tape sur l’épaule. Le Khédive. Je prévoyais notre rencontre. À cette minute-là, cet endroit même. Un cauchemar dont je connaissais d’avance toutes les péripéties. Il me prend par le bras. Nous montons dans une automobile. Nous traversons la place Vendôme. Les réverbères jettent une drôle de lueur bleue. Une seule fenêtre éclairée, à la façade de l’hôtel Continental. Black-out. Il faudra vous y habituer, mon petit gars. Il éclate de rire, tourne le bouton de la radio. Un doux parfum qu’on respire
c’est
Fleur bleue … une masse sombre devant nous. L’Opéra ? L’église de la Trinité ? À gauche l’enseigne lumineuse du Floresco. Nous nous trouvons rue Pigalle. Il appuie sur l’accélérateur. Un regard qui vous attire
c’est
Fleur bleue … De nouveau l’obscurité. Une grande lanterne rouge. Celle de L’Européen place Clichy. Nous devons suivre le boulevard des Batignolles. Les phares découvrent brusquement une grille et des feuillages. Le parc Monceau ? Un rendez-vous en automne
c’est
Fleur bleue … Il sifflote le refrain de la chanson, bat la mesure en hochant la tête. Nous roulons à une vitesse vertigineuse. Devinez où nous sommes, mon petit gars ? Il amorce un virage. Mon épaule cogne contre la sienne. Les freins crissent. La minuterie ne marche pas. Je monte en serrant la rampe de l’escalier. Il craque une allumette et j’ai le temps d’apercevoir la plaque de marbre sur la porte : « Agence Normand-Philibert. » Nous entrons. L’odeur me saisit à la gorge, plus écœurante que d’habitude. Monsieur Philibert se tient debout, au milieu du vestibule. Il nous attendait. Une cigarette pend au coin de sa bouche. Il me fait un clin d’œil et moi, en dépit de ma fatigue, je parviens à lui sourire : j’ai pensé que maman se trouvait déjà à Lausanne. Là-bas, elle n’aurait rien à craindre. Monsieur Philibert nous entraîne dans son bureau. Il se plaint des baisses de courant. Cette clarté vacillante qui tombe de la suspension en bronze ne m’étonne pas. Il en a toujours été ainsi au 177, avenue Niel. Le Khédive propose que nous sablions le Champagne et sort une bouteille de la poche gauche de sa veste. À partir d’aujourd’hui notre « agence » va connaître — paraît-il — une extension considérable. Les récents événements ont joué en notre faveur. Nous nous installons 3 bis, square Cimarosa, dans un hôtel particulier. Finies les combinaisons à la petite semaine. On vient de nous confier de hautes responsabilités. Il n’est pas exclu que l’on accorde au Khédive le titre de préfet de police. Il y a des places à prendre, en cette époque trouble. Notre rôle : procéder à diverses enquêtes, perquisitions, interrogatoires, arrestations. Le « Service du square Cimarosa » cumulera deux fonctions : celles d’un organisme policier et d’un « bureau d’achat » stockant les articles et les matières premières introuvables d’ici quelque temps.
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